Il est évident que, tant que ne sera pas abolie la cause, l’effet persistera

GUERRE

Nous entendons, par le mot « guerre », un état d’hostilité déclarée, entre deux peuples, ou groupes de peuples, et qui comporte des luttes armées.

Ce mot désignait, dans le passé, deux sortes de conflits armés : les uns, entre nations différentes, appelés guerres étrangères, ou guerres internationales ; les autres, entre deux fractions importantes d’une même population, appelés guerres civiles.

Autrefois, les guerres entre provinces avaient, en effet, les mêmes caractéristiques que les guerres entre nations, l’organisation féodale ne comportant pas la centralisation ni l’unification des pouvoirs. Chaque seigneur pouvait lever une armée, sa vassalité à l’égard du souverain n’entraînant pas sa sujétion ou sa subordination complètes.

Mais, aujourd’hui, la guerre civile se distingue très nettement de la guerre internationale, tant par son caractère intrinsèque que par la nature des groupes qu’elle met en présence. Elle exprime, le plus souvent, des conflits entre classes sociales. C’est donc, à présent, la guerre internationale, la guerre entre peuples, qui est la guerre proprement dite, et que doit désigner le mot guerre lorsqu’il n’est accompagné d’aucun qualificatif.

Remarquons qu’au sens juridique du mot, il n’y a guerre que lorsqu’il y a un état d’hostilité entre Etats.

Nous ne pouvons accepter cette définition, qui a notamment comme résultat de ne pas faire considérer comme guerres les actes de brigandage colonial contre des peuples non reconnus comme nations.

C’est pourquoi nous faisons remarquer que, pour nous, la guerre est l’état d’hostilité et de lutte armée entre peuples. […]

 René VALFORT

INVASION

n. f. (lat. invasio, de invadere : in, dans et vadere, aller)

Pénétration militaire dans un pays, irruption guerrière à laquelle font cortège les abus de la soldatesque, le sac des biens et parfois le massacre des personnes. L’invasion se chiffre, pour le vaincu, en brimades, rançons, contrainte, assujettissement, violences et privations de toute nature. Elle apporte au vainqueur le bénéfice de cyniques exactions jointes aux satisfactions grossières de l’amour-propre et de la domination : il puise ses avantages et ses jouissances dans l’exercice des droits souverains de la force. L’invasion a son épilogue dans l’indemnité — souvent écrasante — , l’occupation ou l’annexion…

La terreur de l’invasion a toujours servi les habiletés des professionnels — mégalomanes ou affairistes- du patriotisme. Elle a, devant les peuples inéclairés, justifié, par le paradoxe, les charges d’une paix armée ruineuse souvent plus que la guerre, et entretenu la méfiance et l’atmosphère d’hostilité propices aux rencontres sanglantes. C’est sur les invasions de 1870 et de 1914 que les militaristes de France assoient les « raisons » de leurs armements formidables. La menace ainsi change de camp, et les inquiétudes. Et la paix demeure précaire et sans fondement. Les intérêts, les appétits, les circonstances demeurent l’arbitre d’un équilibre singulièrement provisoire. Plus ardue est aussi, dans la course folle aux préparatifs dits « de défense », la tâche lente du rapprochement des peuples. […]

L.

Quelle vérité, quelle justice ?

Les « bavures » policières… les flics qui rackettent, insultent, tabassent, mutilent, violent, assassinent… Les serviteurs de l’État en parlent comme s’il s’agissait de faits rares et isolés, conséquences de circonstances malheureuses ou, dans le pire des cas, dus à quelques « fruits pourris ». Cela revient à dire que, dans leur ensemble, les forces de l’ordre seraient de preux chevaliers au service du bien. Et de toute façon leur travail serait indispensable pour la société… Il suffit pourtant d’ouvrir un peu les yeux pour se rendre compte que la violence est l’essence même du pouvoir. Une violence qui est souvent cachée ou considérée comme « normale », comme si exploiter, violenter, enfermer, assassiner quelqu’un pouvait être normal.

Trop souvent, face aux violences des flics, les victimes et/ou leurs proches ne condamnent que le comportement policier dans le cas précis qui les concerne. L’existence de l’institution policière et du pouvoir qu’elle sert n’est presque jamais remise en question. Machin se fait buter par les keufs ? Ses proches font des démarches légales, des marches silencieuses, étouffent leur propre colère et essaient de calmer la rage de ceux et celles qui crient vengeance. Ils dénoncent les dérives racistes, fascistes, antidémocratiques de certaines parties des forces de l’ordre. Ils font appel à la loi, cette loi qui existe précisément pour défendre la domination et l’exploitation.

Combien de fois entend-on réclamer « vérité et justice » ? Vérité : que le comportement « criminel » de quelque flic soit reconnu (et, du coup, que le comportement « correct » soit rétabli). Justice : que les responsables soient punis (pour que le système reste le même). Et à qui les réclame-t-on ? A la Justice, celle des tribunaux, bien sûr ! Cette Justice pour laquelle les flics travaillent et qui n’existerait pas sans police. Quelle vérité et quelle justice, donc ? Celles que la Justice, instrument du pouvoir politique, économique et moral, voudra bien nous accorder. Cela revient à cautionner le pouvoir lui-même et ses serviteurs. Il s’agit d’un cercle vicieux d’où on ne sait plus sortir.

Le pouvoir peut parfois trouver utile de châtier (presque toujours de façon symbolique, mais le problème n’est pas là) un comportement de ses gros bras perçu comme excessif. On est en démocratie, ne l’oublions pas ! Et les « doléances » des sujets, si elles ne remettent en cause que des détails du système, pas son ensemble, lui sont utiles. Tout en faisant mine d’être à l’écoute de ses sujets, le pouvoir peut corriger ses failles et ses excès. Cela le renforce : il élimine des frictions dans son fonctionnement.

Tant qu’il y aura de la police, il y aura des violences policières, par erreur ou bien à dessein, quand le pouvoir décide d’avoir recours à cette force que d’habitude il garde de côté. Mais dans des situations ordinaires, les forces de l’ordre sont bien plus efficaces si elles paraissent attentives aux droits des citoyens. Le conte de fées de la démocratie et des droits de l’homme peut ainsi continuer…

Qui croit au flic gentil ? C’est toujours un flic et il fait sont sale boulot mieux (avec moins de résistances et frictions) que le flic brutal. Mais imaginons un instant que ça soit possible une police tout à fait « gentille », « démocratique » et respectueuse de nos supposés « droits ». Qu’est-ce que ça voudrait dire ? Que de l’autre côté la population serait docile et « gentille » elle aussi. Un pouvoir qui se couvre du masque de la démocratie, ce mensonge colossal, trouverait son intérêt dans une police qui ne ferait presque pas, voire pas du tout, usage de la force. Cela signifierait que de l’autre côté il y aurait des sujets qui obéissent sans faute. Le bon chien de berger est doux car les moutons sont bien obéissants… Vouloir une police qui fasse « bien » son travail, revient donc à souhaiter sa propre soumission la plus complète. Il n’y aurait plus besoin de matraque parce que chacun et chacune aurait déjà un flic, le plus puissant de tous, dans sa tête.

Le problème fondamental est ailleurs que dans la violence ponctuelle des bleus. Il est dans l’existence même de la police, dans l’existence même de l’État qu’elle sert, dans l’existence même d’une société fondée sur l’autorité et la servitude. C’est pour ça que nous ne voulons pas de police, même pas la plus démocratique, surtout pas la plus démocratique. Pas seulement parce que les flics sont des assassins. Mais parce que le système qu’ils défendent et imposent, le monde qui a besoin de la police, est lui-même, toujours, mortifère. Parce que nous ne voulons plus d’autorité. Parce que nous voulons être libres.

Et comment elle marcherait la société, sans police ? Cette société-là ne marcherait peut-être pas, ou difficilement sans elle. Mais, nous l’avons dit, le problème de fond est bien ce monde. Et le désir de liberté porte avec lui la semence d’un autre monde, qui poussera sur les ruines de celui-ci.

Extrait de Lucioles n°15, Bulletin anarchiste de Paris et sa région, février 2014

« Oui, mais au fond, qu’est-ce que vous voulez ? »

Comme des pierres sur l’eau

« Et donc ? »

Ce numéro d’Adesso sera différent des autres. Nous tenterons de répondre à une question qui nous est souvent posée : « oui, mais au fond, qu’est-ce que vous voulez ? ». Certains s’étonneront peut-être du choix d’un sujet aussi général en cette période où la répression s’échauffe, avec les dernières incarcérations d’anarchistes à Trento et dans le reste de l’Italie. Les choses à dire sur tout cela ne manquent certes pas, et nous les dirons au plus vite. Désormais, même les aveugles devraient se rendre compte que le pouvoir frappe de façon toujours plus ouverte toute forme de dissensus. Cependant, la répression ne doit pas nous couper le souffle en nous forçant à ne suivre que ses temporalités. Le rôle des éternels Cassandre ne nous plaît pas. C’est peut-être pour cela que nous avons senti l’exigence — pourquoi maintenant ?, ce n’est pas facile à dire — d’écrire quelques lignes sur la vie pour laquelle nous nous battons, au-delà des luttes et des épisodes particuliers, et en dépit des policiers, des procureurs, des journalistes et des matons. Les problèmes que nous soulevons — comme par exemple celui d’une société sans prison — seront pour ainsi dire à peine effleurés. Il nous faudrait pour cela bien autre chose qu’un numéro d’Adesso. Nous avons pourtant envie d’essayer, même dans les limites étroites de notre feuille de critique sociale. Mais d’où partir ?

Nous savons qu’il est impossible d’aller au fond de nos désirs, qui sont littéralement sans fond. En même temps, nous n’éprouvons aucune difficulté à admettre que nous avons un idéal. Pour nous, un idéal est un mode quotidien de vivre et en même temps la préfiguration du monde dans lequel nous voudrions habiter. Idée, idéal sont des concepts qui renvoient, étymologiquement, à la capacité visuelle, à la vision. Il s’agit d’une faculté imaginative, de préfiguration, justement.

Préfigurer ne signifie pas construire de minutieuses architectures de mondes alternatifs, des cartes détaillées de la terre d’Utopie. C’est aussi impossible, parce que cela renverrait à une idée de société opposée à celle que nous voulons : ce serait une société planifiée par quelques uns dans l’intention d’ « améliorer l’humanité », même contre… sa propre volonté.

Pour nous, la préfiguration est une image qui traverse l’esprit, une image dans laquelle l’expérience se mêle à la tension et l’espérance, dans laquelle les possibilités du passé rencontrent la rupture du présent. Cette image se nourrit de luttes et de valeurs, de techniques et de savoirs, d’espaces et de temps. Voilà de quoi il sera question dans ce numéro, conscients que ce que nous voulons ne peut que « porter la panique à la superficie des choses ».

Comme des pierres sur l’eau

Nous sommes avant tout des individus. Les définitions, lorsqu’elles ne sont pas des cages, sont comme des pierres jetées sur l’eau : elles créent des cercles toujours plus vastes, sans qu’aucun d’entre eux ne réussisse à contenir entièrement notre individualité. Conscients de cela, les mots ne nous font pas peur. Pourquoi sommes nous anarchistes ?

Parce que nous voulons un monde basé sur la réciprocité et sur l’entraide, et non pas sur la domination et l’exploitation. Un monde sans Etat et sans argent.

Nous reconnaissons la nécessité d’accords — ou, si on préfère, de règles — pour vivre ensemble ; mais, pour nous, les seuls accords dignes de ce nom sont ceux créés et définis librement et réciproquement, et non pas ceux imposés unilatéralement par ceux qui ont le pouvoir de faire les lois et la force militaire pour les faire respecter. Règles et lois ne sont pas du tout synonymes. La loi est un mode bien particulier — basé sur la coercition — de concevoir la règle. Dans la limite des possibilités, nous avons jusqu’à présent cherché à vivre sur la base du libre accord, refusant qu’une autorité décide pour nous.

Nous sommes pour l’entraide, parce que nous savons que l’équité ne suffit pas si elle n’est pas accompagnée d’un sentiment de solidarité conscient et volontaire. Contrairement au modèle libéral qui voit dans la liberté de l’autre une limite à la sienne, nous sentons que notre liberté s’étend à l’infini à travers la liberté des autres. Contrairement au communisme autoritaire, nous savons que l’égalité est la sœur du despotisme si elle n’est pas l’espace dans lequel exprimer les différences individuelles.

Un mode différent de concevoir les règles détermine aussi une manière diverse d’affronter les conflits. Tout d’abord, pour nous chacun répond uniquement de la violation de règles qu’il a lui-même défini et partagé — et non pas de lois que d’autres ont fixé en son nom ; en second lieu, ces mêmes conflits sont affrontés sur un mode non répressif, comme des signaux d’accords inadéquats, comme l’expérimentation de nouveaux rapports. Dans tous les cas, la solution aux désaccords ne doit pas être institutionnalisée dans des organes répressifs -comme les prisons et les ségrégations en tout genre — qui ne feraient rien d’autre que recréer ce pouvoir oppressif et arbitraire dont nous connaissons tous la nature et les conséquences. En bref, la « justice » ne doit jamais être séparée de la communauté qui l’exprime, en s’incarnant dans des organes spécialisés qui tendront avant tout à se reproduire, eux et leurs privilèges. Aucune recette, évidemment, seule une sensibilité anti-autoritaire à affiner sur les ruines de toutes les prisons.

Afin de pouvoir décider ensemble sans pouvoir centralisateur, il est nécessaire de pouvoir dialoguer de manière directe et horizontale. La société pour laquelle nous nous battons est une société du face à face. Une civilisation de masse, comme la civilisation industrielle, spécialise à l’extrême les tâches, crée partout des hiérarchies et rend les individus incapables de comprendre le produit de leurs relations sociales. Parce que la pensée n’est unie à l’action que dans l’individu -les forces sociales sont toujours aveugles-, il est nécessaire que l’activité accomplie soit directe, contrôlée et comprise par les individus eux-mêmes. Le travail salarié est en revanche basé sur l’exact contraire : quelques dirigeants organisent pendant que la masse exécute, incapable de maîtriser et de réparer les machines -dont on devient ainsi un simple appendice-, ni de comprendre le produit de sa propre activité.

Ce n’est que dans les esprits autoritaires que l’universel et le local s’opposent, dans une telle vision il n’y aurait pas d’issue au gigantisme des villes et des appareils productifs. En réalité, ou nous réussirons à réinventer une vie sociale sur des bases plus modestes — du petit au grand à travers des unions horizontales-, sur des techniques plus simples, ou nous nous dirigerons toujours plus vers la désintégration de toute autonomie individuelle et vers le chaos écologique. Il est urgent de dissoudre les liens massifiés -sources de conformisme, de pollution et d’angoisse existentielle — pour en expérimenter d’autres, plus adaptés aux besoins et aux désirs de chacun.

Contrairement à la vision du progrès qui nous est imposée, dans laquelle l’histoire est une sorte de ligne droite qui va des cavernes au Fond Monétaire International, l’humanité a vécu pendant des millénaires dans des communautés sans Etat et sans pouvoir centralisé. Aujourd’hui, il ne s’agit certes pas de rêver à un mythique âge d’or, mais plutôt de redécouvrir dans le passé quels rapports et quelles techniques peuvent nous aider à transformer le présent. Pour nous, la redécouverte d’une nouvelle autonomie (alimentaire, énergétique, médicale, etc.) est indissociable d’un processus révolutionnaire de destruction de l’Etat et du démantèlement de la société industrielle. Réinventer un rapport entre la solitude et la rencontre, la forêt et le village, la campagne et le bourg, n’est pas seulement une tension éthique : c’est une nécessité vitale. Le capitalisme attaque les sources mêmes de la vie — la nourriture, l’air, l’eau — en les transformant en marchandises. Il est pour nous illusoire de penser se retirer dans une quelconque réserve de ce gigantesque supermarché. Elargir les espaces d’autonomie — en expérimentant des formes de vie et de rapports autres — et subvertir le présent ordre des choses, répétons-le, sont des aspects inséparables.

Contrairement à la propagande technologique, pour laquelle tout ce qui est techniquement efficace devient socialement positif, nous pensons que les techniques ne valent que soumises à des considérations éthiques et sociales, et que l’on doit faire marche arrière lorsqu’une prétendue efficacité technique s’obtient grâce à une plus grande spécialisation, un pouvoir plus puissant ou un appauvrissement général des rapports humains.

« Et donc ? »

Certaines de ces réflexions sont désormais banales pour beaucoup de personnes, révolutionnaires ou même seulement critiques. Ce qui nous caractérise comme anarchistes, c’est que nous considérons les fins inséparables des moyens, parce que les méthodes de lutte laissent déjà entrevoir la vie pour laquelle nous nous battons. En dépit du machiavélisme dominant, nous savons qu’en refusant d’employer certains moyens on refuse aussi certaines fins, justement parce que ces dernières sont toujours contenues dans les premiers. On sait, et les exemples historiques foisonnent, où a porté la logique de l’opportunisme, des exceptions tactiques et stratégiques, de la « transition vers le communisme » (qui ne finit jamais mais justifie tout). à des dictatures impitoyables ou à des social-démocraties assassines.

Quelqu’un disait qu’on ne peut combattre l’aliénation avec des formes aliénées. On ne peut reproduire dans ses propres rapports et dans ses pratiques les mêmes dynamiques que celles de la domination qu’on combat. Ainsi, nous sommes pour l’auto-organisation des luttes, c’est-à-dire pour une autonomie face à toutes les forces partidaires et syndicales, pour la conflictualité permanente avec le pouvoir, ses structures, ses hommes et ses idéologies. Ainsi, de même que nous refusons l’imbroglio électoral — par lequel la dictature du capital est occultée — , nous refusons en même temps les leaders, les hiérarchies, les comités centraux, les porte-parole médiatiques (soit les futurs chefs politiques).

Attaquer le pouvoir plutôt que de le reproduire, en déserter les institutions plutôt que d’en mendier les subventions, sont des méthodes qui, dans l’immédiat, peuvent sembler peu efficaces et s’accompagner d’un certain isolement (bien préparé par le lynchage médiatique permanent). A cela, on peut répondre que le sens de ce qui est fait se saisit dans l’activité elle-même, et non pas avec en en mesurant les résultats quantitatifs ; on ne peut mesurer les forces sociales à coup de recensements, notamment parce qu’elles sont imprévisibles : ce que nous percevons, au fond, ne sont que les premiers cercles formés par les pierres que nous lançons. D’autre part, la recherche de la cohérence est la force qui contient toutes les autres, et ceci non pas par adhésion sacrificielle à une doctrine, mais pour le plaisir procuré lorsque l’esprit est en accord avec lui-même. C’est dans l’union de la pensée et de l’action, disait Simone Weil, que se renouvelle le pacte de l’esprit avec l’univers.

Ainsi, ce qui peut sembler du « purisme » (comme disent de façon dépréciative les réalistes) est en fait un mode bien concret de palper l’existence, « dans le fier plaisir de la bataille sociale ». Nous ne croyons pas aux soleils radieux de l’avenir qui surgissent des calculs faits dans les arrière-boutiques. Le monde dans lequel on voudrait habiter doit être le plus possible contenu dans ses propres rapports et comportements. Enfin, en ne collaborant pas avec les institutions, personne ne pourra jamais nous jeter à la figure de cracher dans la soupe -et ça aussi, ça compte.

L’auto-organisation dont nous parlons n’est pas une simple vue de l’esprit. C’est une expérience humaine qui existe depuis la nuit des temps, un grand arsenal théorique et pratique que le passé a transmis au présent. Beaucoup de ce qu’on appelle théories ont été suggérées par la réalité des luttes, par les expérimentations communautaires tout comme par les révoltes audacieuses et solitaires de ceux qui ont eu la détermination de défier le pouvoir, les habitudes et les préjugés de leur époque, de ceux qui ont attiré sur eux les foudres de tous les juges antiques et modernes. Du Moyen-Age à aujourd’hui, les exemples de communautés qui ont aboli la propriété privée et l’Etat, en une tentative passionnée de réaliser sur Terre le bonheur que les religions ont toujours enfermé au royaume des cieux, sont innombrables. Mais nous n’avons pas besoin d’un passé dans lequel chercher des justifications à nos désirs. L’auto-organisation est une réalité qui existe dans le monde actuel, soit comme pratique sociale lors des explosions insurrectionnelles (pensons aux assemblées de quartier en Argentine ou aux aarch en Algérie), soit comme méthode de lutte lors de conflits plus spécifiques (pensons aux récents blocus des nettoyeurs des trains, celui de Scansano Jonio ou de la Campania, aux grèves sauvages des conducteurs de trams et bus). Des milliers d’exploités font l’expérience de l’action directe non par idéologie, mais parce que c’est le seul mode pour arracher quelques améliorations réelles aux patrons. Cette critique anticapitaliste que les intellectuels serviles trouvent vaine, dépassée ou criminelle, de nombreux exploités la mettent en œuvre dans leurs luttes parce qu’ils expérimentent le capitalisme sur leur peau. Et nous, dans tout cela ?

N’ayant aucune mentalité avant-gardiste, nous donnons simplement notre contribution, partout où nous y réussissons, pour favoriser des pratiques d’auto-organisation et d’action directe. Lorsque c’est possible, nous initions en notre nom des situations de lutte sociale, autrement nous intervenons, sur nos bases, dans des luttes menées par d’autres. N’étant pas des spécialistes, nous n’avons aucun champ d’intervention exclusif, notamment parce que cette société a désormais atteint un tel degré d’interdépendance entre ses secteurs qu’il n’est possible d’en modifier en profondeur aucun aspect significatif sans remettre l’ensemble en discussion. Même la requête d’une nourriture non empoisonnée signifie pour être satisfaite — comme quelqu’un l’a déjà écrit — le démantèlement de l’ensemble du système de production, d’échange et de transport existant. Du problème de la dévastation de l’environnement à celui de la guerre, la critique se retrouve face à la société toute entière et à ses chiens de garde lorsqu’elle veut aller au fond des choses. Bien sûr, certaines questions nous tiennent plus à cœur que d’autres, et notamment parce que nous pensons qu’elles sont moins récupérables — c’est-à-dire neutralisables — que d’autres par la domination. Si on peut concevoir qu’un pouvoir produise moins d’incinérateurs ou certaines technologies hautement nuisibles, il n’est pas concevable qu’un pouvoir fasse moins de prisons, de la même façon qu’il n’a jamais existé de fossoyeurs de révolutions qui n’en aient reconstruit. Pourtant, à bien y regarder, le problème même de la prison renvoie à celui de l’autonomie des décisions et de ce que chacun a besoin pour vivre. Tant que nous n’apprendrons pas à préférer le libre accord à l’imposition, la solidarité à la compétition avilissante, la logique du châtiment reconstruira ses cages et ses horreurs. Nous sommes pour la rupture révolutionnaire parce que nous savons que les mentalités serviles ont besoin d’une violente secousse au même titre que les institutions sociales, mais nous savons aussi qu’une insurrection est seulement le début d’un changement possible et non pas une panacée. Prêts à nous unir à quiconque souhaite vraiment abattre la domination actuelle, nous défendrons aussi bec et ongles notre possibilité de vivre sans imposer ni recevoir d’ordres d’une autorité, d’un parti ou d’un comité central. L’expérience historique nous a appris que les pires oppresseurs peuvent endosser l’habit du révolutionnaire, et nous ne voulons certainement pas nous retrouver alliés avec les étrangleurs de toute spontanéité subversive et de toute liberté. Pour nous, l’unique violence acceptable est celle qui libère et n’asservit pas, celle qui détruit le pouvoir et ne le reproduit pas, celle qui défend à chacun la possibilité de vivre à sa façon. Imposer la liberté est un contre-sens. Si je devais dresser l’échafaud pour vaincre, disait Malatesta, je préférerais alors perdre.

Que le chœur des intelligences soumises répète qu’une révolution est impossible ne nous impressionne ni ne nous étonne. N’est-ce pas ce que les trente tyrans répétaient aux démocrates athéniens, les aristocrates aux bourgeois, les latifundistes aux paysans mexicains, les démocrates aux anarchistes espagnols, les bureaucrates staliniens aux insurgés hongrois, les sociologues aux enragés du mois de Mai ? « Celui qui fait la révolution à moitié creuse sa propre tombe ». C’est le seul enseignement que nous voulons tirer de ceux qui nous ont précédé sur la route d’une révolution anarchiste.

Nous considérant comme des exploités aux côtés des autres exploités, nous pensons que notre impatience, notre détermination à attaquer ici et maintenant font aussi partie du conflit de classe. Nous n’admettons pas de hiérarchie fondée sur les risques prévus par le code pénal : un tract a la même dignité qu’un sabotage, parce que pour nous l’action directe ne s’oppose pas à la diffusion des idées.

Les années à venir seront lourdes de conflits, certains difficiles à déchiffrer, d’autres clairs parce que nets comme les barricades. Le terrain de l’acquiescement et de la soumission se fissure, de nombreux signes d’insatisfaction le révèlent. L’auto-organisation reviendra cogner avec force à la porte de la guerre sociale.

Nos complices sont et seront tous les individus disposés à se battre pour conquérir la liberté avec les autres, et prêts aussi à risquer la leur.

Prison de Trento, 23 juillet 2004

Adesso
CP 45
38 068 Rovereto (TN)
Italie

 

Apostasie

n. f. (du grec apostasia, abandon)

Anciennement le mot apostasie ne s’employait guère que pour désigner l’abandon d’une religion en faveur d’une autre : Ex. : L’apostasie de l’empereur Julien. Mais le mot n’a pas tardé à avoir une acception plus large et à désigner également l’abandon d’un parti ou d’une doctrine sociale. Ex. : L’apostasie du politicien Alexandre Millerand, en France ; L’apostasie du politicien Mussolini, en Italie ; L’apostasie du politicien Vandervelde, en Belgique ; du politicien Branting, en Suède, du crapuleux, de l’infect Gustave Hervé, en France, etc… L’apostasie, en matière de politique, peut avoir parfois pour cause des mobiles d’ordre intellectuel ou sentimental. Mais c’est là un cas très rare. Partisans de l’absolue liberté de pensée et d’action pour chacun, nous ne pouvons que déplorer le peu d’esprit de suite et de persévérance des compagnons qui se retirent de la lutte après avoir milité ouvertement. Mais nous ne pouvons les condamner, s’ils ont la pudeur de disparaître de la scène sociale et de ne pas aggraver leur désertion d’une trahison. D’ailleurs, il se peut que la lutte ait épuisé l’énergie ou les forces intellectuelles d’un homme : dans ce cas, sa retraite nous inspire des regrets, mais sollicite toute notre indulgence. Toutefois, comme nous l’avons dit, le cas d’une apostasie propre est très rare. Généralement l’apostat est un politicien qui estime qu’en passant dans un autre camp, il aura plus de profits qu’en restant dans le camp où il se trouve. A la base d’une apostasie, on retrouve presque régulièrement ces deux mobiles : l’argent et les honneurs. C’est pour cela que lorsqu’un parti ou un groupement social est pauvre, on peut compter ses militants. Mais dès que le parti devient riche, il se présente de toutes parts des politiciens désireux d’offrir leurs services. Les partis les plus riches en argent sont toujours les plus riches en politiciens, politiciens venus d’autres partis ou d’autres sectes dont la caisse sonnait le vide. D’autre part, les partis politiques naissants sont généralement pauvres en argent, mais ils sont riches en espoir de développement. Aussi recrutent-ils facilement des ambitieux qui calculent qu’en ayant un peu de patience, il pourront se faire la place convoitée. Ces ambitieux-là savent, en effet, que dans les partis déjà vieux, les cadres sont pleins et qu’ils auraient à surmonter d’innombrables difficultés pour se tailler une part suffisante du gâteau. Et c’est à cause de toutes ces considérations, que les anarchistes peuvent avoir pleine confiance dans leurs militants. Les politiciens ne s’aventurent pas chez eux puisqu’ils n’y pourraient récolter que la misère et les persécutions. Inutile, naturellement, de multiplier les exemples d’apostasie : la chose est devenue tellement courante en politique, qu’il n’y a qu’à regarder autour de soi pour considérer des renégats de toute espèce.

Georges Vidal