« Déchicanisation » : comme un malaise

Nous publions ici cette lettre depuis le Chiapas pour mettre des paroles à nos sentiments. Une bonne analyse, de loin.

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Lettre ouverte à une amie sur la situation présente à Notre-Dame-des-Landes après l’abandon par le gouvernement français du projet d’aéroport, mais non de celui d’expulser de la ZAD ses occupants « illégitimes »

Chère B,

J’entends bien que tu as participé en toute honnêteté, en toute conscience de militante, et non née des dernières pluies, comme quelques autres de mes lointain-e-s et proches, à un processus démocratique – ou du moins défini tel par la logique dominante – de discussion, aboutissant à la décision majoritaire de « dégager », sur le site de NDDL, l’emblématique ROUTE DES CHICANES : décision dont cependant tu dis toi-même craindre qu’elle ne génère des « accrochages » (ce qui signifie, à mes yeux : qu’elle ne cristallise des divisions, voire de violentes oppositions et fractures internes, ce qu’attend vraisemblablement le pouvoir).
Je ne suis évidemment pas en position d’en contester la validité, ni d’en prédire les conséquences. Je n’ai, comme l’on dit, pas voix au chapitre.

20141002_094_balade_a_la_zad_web_cc_valk-medium“la zad sera la tomba del capitalismo”

Mais permets-moi de te soumettre, depuis mon (pas si) lointain Mexique, quelques interrogations et réactions.

1.
Pourquoi si vite ? Pourquoi devancer l’ultimatum du pouvoir ? Cela sent (pardon, mais j’ai le nez exercé) le marchandage occulte, les arrangements de sous la table. Qui réellement négocia avec qui ? Qui s’engagea à quoi ? Et surtout : Qui lâcha qui(s) dans cette affaire ? Qui a (ont) intérêt à « calmer le jeu » en perspective d’une « négociation » sur l’avenir de la ZAD », soit, sur l’occupation productive du territoire ? Et enfin : au prix de quel abandon ?

2.
Pourquoi une décision régie par le principe mathématique de la majorité, ce qui signifie : contre une minorité ? N’aurait-il pas été plus sage et plus conforme à la dynamique historique de NDDL, de se donner la peine (comme l’on fait dans les communautés indigènes du Mexique ou d’ailleurs, et particulièrement au sein du mouvement néo-zapatiste au Chiapas) de parvenir – et tant pis pour le temps que cela exige – à une décision UNANIME ? N’est-ce pas se soumettre au modèle frelaté de « démocratie » que toute l’expérience de NNDL précisément récuse ?

3.
Cette hâte à nettoyer la route, quels qu’en soit les motifs argumentables affichés, s’apparente, en termes tactiques, à déposer les armes avant qu’aucune garantie de paix n’ait été donnée par l’ennemi : erreur fatale comme l’attestent mille exemples historiques. Pour mémoire – pardon si je parle encore depuis le Mexique – : l’EZLN, quoiqu’engagée dans un processus pacifique, n’a jamais déposé les armes, consciente qu’elle est de l’absolue duplicité du pouvoir.

4.
En termes symboliques, cela me paraît franchement désastreux. Il y a comme un fantasme hygiéniste à l’œuvre dans cette opération. Effacer des traces, ce n’est jamais innocent. La route en question constitue l’une des plus fortes images (mémoire-trace-symbole) de la résistance, une forme concrète d’affirmer : « No pasarán »… S’empresser de vouloir la dégager, disponibiliser, normaliser, propriser, sous le prétexte de passer à une étape « constructive » (les précédentes ne le furent-elles donc pas ?), cela me semble vouloir effacer du même coup l’énorme portée de son nom même : route des CHICANES, c’est-à-dire des fragiles entraves, des « remparts de brindilles » que les exclus de l’ordre dominant, les impossibles, les irréductibles, les sans-titre et sans-nom, soit, comme dirait Eduardo Galeano, les NADIES, construisent, comme ils peuvent, avec des débris de métal rouillé, des pneus crevés, etcétéra, pour l’empêcher d’avancer davantage, ne serait-ce qu’un temps, pour l’empêcher de parvenir à les écraser définitivement. Détruire les chicanes, c’est alors, toutes proportions évidemment gardées, comme démolir les vestiges des maisons bombardées pour reconstruire l’après-guerre dans une logique d’oubli. On sait aujourd’hui où conduisent les logiques d’oubli : à la renaissance de toutes les formes du fascisme.

5.
Je suis consterné par les propos, relayés par Europe 1, de Julien Durand, porte-parole de l’Acipa, justifiant la décision de dégager la route sur le thème ‘tourner la page’, (je ne sais pas si cette inquiétante expression est de lui ou des journalistes) :
“Puisque que le projet de Notre-Dame-des-Landes est abandonné, il n’y a plus de menace et nous ne sommes donc plus dans une phase de résistance. Désormais, il faut penser autrement, c’est-à-dire penser l’avenir de la zone pour qu’il y règne une bonne entente, une sérénité, et un dialogue pour aboutir à une vie quotidienne normale.”
Ils me semblent d’un angélisme accablant – « bonne entente », « sérénité » = déni de toute dimension politique et du caractère éminemment fécond de la conflictivité inhérente à cette expérience communautaire hétérogène -, et par ailleurs gravement réducteurs : il ne s’agissait donc QUE de l’opposition au projet d’aéroport – et alors « on a gagné » – et non pas, en même temps et transcendant cette opposition, d’une expérience historique exceptionnelle et par essence a-normale, hors-norme, innormalisable, qui demeure, quant à elle, évidemment menacée ? Il ne s’agit donc plus de résister à l’ordre dominant (qui ne s’est pas miraculeusement aboli avec l’abandon du projet) en continuant de nourrir la « page », mais seulement de la « tourner »? Seulement de revenir à « une vie quotidienne normale » ?

6.
Parlons, puisque l’occasion s’en présente, des rapports entre la « page » et sa/ses « marge(s) » : c’est un paradigme pertinent, tout aussi bien pour comprendre quelque chose dans l’histoire du long processus dit d’hominisation (qui nous séparerait, comme certain-e-s s’obstinent encore à croire, de ce qu’elles-ils nomment les bêtes) que dans celui de la construction (individuelle ou collective) d’une quelconque pensée, d’une quelconque pratique dans les sociétés humaines, ou dans celle des rapports sociaux eux-mêmes, et, surtout, DANS CE QU’IL EN RESTE POUR AUTRUI, c’est-à–dire dans ce que l’on transmet à celles et ceux qui nous survivront. Pages nettes, « mises au propre » (comme on disait à l’école), utiles à l’avenir, bonnes à communiquer, qui se taisent pudiquement ou bien obscènement (sacrifice rituel en forme de déni d’origine) sur leur envers, c’est-à-dire, en vérité, sur ce qui les nourrit et les fonde : ces marges sales, saturées de taches et de graphes informes ; ces marges honteuses que « l’ordre public » enjoint de s’effacer, dans le passage du brouillon au texte publiable. Or si c’est seulement la page que retient l’Histoire (ou du moins l’Histoire officielle), ce sont pourtant ses marges, et elles seulement, qui la font UNE histoire, NOTRE histoire.

7
L’une des dimensions essentielles de cette expérience n’était-elle pas qu’elle aura permis, comme et plus que quelques rares autres, à des jeunes et moins jeunes « en rupture de système », c’est-à-dire porteurs de la plus belle, la plus saine espérance de sortir enfin, de forme « légale » ou non, mais de sortir EN ACTES, à leur propre manière, de ce cycle de mort qu’on nous impose pour seul destin, seul horizon possible – de se reconstruire comme sujets en reconstruisant collectivement, comme disent nos frères zapatistes, un « autre monde possible où trouvent place tous les mondes » ? Si ce sont eux qui doivent aujourd’hui, au motif apparemment consensuel du « désengagement de la route des chicanes », se trouver sacrifiés sur l’autel de la « normalisation » ou de la « pacification », alors, chère B., l’aventure exceptionnelle de NDDL tombera misérablement, pour notre plus grande honte, dans les tristes et lugubres poubelles de l’Histoire.

Janvier 2018
Marc Georges Klein