Rubicon

Un autre Rubicon a été franchi. Ce qui était malheureusement prévisible n’a pas tardé à se réaliser, favorisé par un petit jeu diplomatique dégueulasse entamé par les Etats-Unis. Suite à leur annonce de vouloir constituer une armée régulière stationnée le long de la frontière turco-syrienne — en enrôlant une partie importante de combattants des YPG kurdes au nord de la Syrie —, le régime d’Ankara a lancé le 19 janvier une offensive militaire contre l’enclave d’Afrin tenue par ces derniers.
De toute évidence, cette offensive a été préparée de longue date, comme en témoigne par exemple l’intégration de nombreux groupes armés islamistes aux côtés des soldats turcs (membres de l’OTAN), une intégration qui ne se réalise pas en quelques jours. Il est difficile de croire que les différentes puissances présentes dans le conflit syrien, notamment la Russie qui contrôle les airs, n’étaient pas au courant. Quoi qu’il en soit, des accords tacites ont été manifestement donnés, l’aviation turque bombardant à sa guise les positions des YPG et des villages autour d’Afrin, ainsi que la ville même. Une fois de plus dans l’histoire, la population kurde — et pas seulement — fait les frais d’un terrible jeu international.
Que nous n’ayons pas adhéré aux louanges de la « révolution au Rojava » tressés par quasi toute la gauche et une partie considérable d’anarchistes, tient à de nombreuses raisons. Une des plus importantes est sans doute le fait que toute tension révolutionnaire sur place reste subordonnée à la hiérarchie aguerrie issue d’une très classique version stalinienne de la lutte de libération nationale.
Que les soulèvements non sans esprit libertaire de ces dernières années — y compris en Syrie — aient aussi provoqué des répercussions jusque dans les appareils du mouvement kurde nous semble également un fait indiscutable, ouvrant effectivement la voie à une approche moins centralisée et moins dirigiste de la lutte au Kurdistan. Par contre, cela ne change rien au fait qu’un appareil politico-militaire reste un appareil, « obligé » de faire tout ce que prescrit la stratégie politique : alliances imbuvables, brusques revirements, répression des voix discordantes, propagande hypocrite. Tout en reconnaissant l’importance des combats livrés par des milliers d’hommes et de femmes, au Rojava syrien comme dans les montagnes de Turquie, animés par une certaine idée de libération, les louanges nous semblaient pour le moins déplacés, sinon mystifiants, lorsque la hiérarchie des YPG signait en pleine révolution syrienne un « accord » avec le régime sanguinaire d’Assad pour s’assurer de la gestion d’une partie du territoire syrien (« c’était une nécessité stratégique ») ; qu’ensuite elle concluait des accords militaires avec des pays comme les Etats-Unis pour s’assurer de livraisons d’armes et d’entraînements avec ses instructeurs (« sinon comment se défendre face à Daesh ? ») ; qu’elle ne cherchait jamais à étendre le « conflit révolutionnaire » en dehors des confins du Kurdistan (« il faut être réaliste ») par exemple en appelant à lutter contre les démocraties européennes plongées jusqu’au cou dans la prolongation de cette guerre ; et qu’au final, triste nécessité, elle acceptait la présence d’au moins deux mille soldats américains, français et autres sur son « territoire libéré », allant aujourd’hui jusqu’à offrir l’installation de deux bases américaines dans le Rojava, l’une à Rmeilan et l’autre au sud-est de Kobané. Peut-être sommes-nous bornés, mais en tant qu’anarchistes, nous continuons à avoir du mal à percevoir comment une véritable révolution sociale pourrait se réaliser sous les ailes protectrices des F-16 américains et des forces spéciales françaises.
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Ceci dit, rester à l’écart de ce conflit dans une sorte d’indifférence molle pour ne pas avoir à se salir les mains nous semble tout aussi inacceptable que de fermer les yeux devant la direction hiérarchique des YPG et sa doctrine politico-militaire. L’offensive turque à Afrin fait par exemple écho à la guerre que le régime d’Erdogan livre au Kurdistan en territoire turc à coups de massacres, de bombardements et d’exécutions — d’ailleurs non sans rencontrer une très forte résistance. Au fond, ce sont les termes mêmes de la question qu’il faudrait changer. Et cela vaut aussi, nous semble-t-il, pour tant d’autres conflits traversés par de très vastes stratégies géopolitiques, que ce soit au Yémen où la guerre continue sans trêve, dans le reste de la Syrie, en Palestine où la guerre s’intensifie à nouveau, en Ukraine ou dans maints pays d’Afrique.
Certes, nous pouvons apporter notre soutien aux groupes de combat anarchistes qui se sont constitués au Kurdistan avec des perspectives révolutionnaires affirmées. Et même si des informations plus précises font pour l’instant défaut — au moins pour nous — quant à leurs activités et positionnements face à la hiérarchie militaire des YPG, nous ne pouvons que reconnaître une véritable volonté internationaliste chez les compagnons qui se sont engagés dans ce combat, tout en espérant que leurs expériences et retours critiques aideront à mieux comprendre la situation. Ailleurs aussi, nous pouvons de la même façon apporter notre solidarité aux anarchistes pris dans une guerre ou subissant des régimes répressifs particulièrement féroces. Oui, nous pouvons faire tout cela, mais pas seulement.
A ce propos nous reviennent en tête les paroles de Louis Mercier Vega, inlassable combattant anarchiste ayant traversé de nombreuses situations de conflits aigus sur différents continents, des mots datant de 1977, en pleine explosion de guérillas et de guerres : « Quant à la sempiternelle considération que tout acte, tout sentiment exprimé, toute attitude fait le jeu de l’un ou l’autre antagoniste, elle est sans nul doute exacte. Le tout est de savoir s’il faut disparaître, se taire, devenir objet, pour la seule raison que notre existence peut favoriser le triomphe de l’un sur l’autre. Alors qu’une seule vérité est éclatante : nul ne fera notre jeu si nous ne le menons pas nous-mêmes. Ne pas vouloir participer aux opérations de politique internationale, dans l’un des camps en lutte, ne signifie pas qu’il faille se désintéresser de la réalité de ces opérations. » Mener notre propre jeu, donc. Par crispation identitaire ? Par fermeture idéologique face à des réalités sociales et historiques complexes ? Par crainte de s’embourber et de servir de petites mains ? Au-delà de ces difficultés, quelques raisonnements nous amènent pour bien d’autres motifs à partager la perspective ici énoncée par le vieux combattant acrate.
Le premier part du fait que si l’autorité n’est pas accoucheuse de liberté, qu’elle ne l’a jamais été, et que nulle auto-organisation ne peut surgir d’une approche autoritaire, centraliste et hiérarchisée de la lutte, il n’en demeure pas moins que des tensions vers l’auto-organisation et la liberté sont souvent présentes au sein même de ces conflits, y compris lorsque ceux-ci sont dominés par des courants autoritaires (par exemple avec une idéologie de libération nationale ou de communisme). Dans ce cas, on sait d’avance que les appareils de ces organisations de lutte n’hésiteront tôt ou tard pas à réprimer, écraser, récupérer ou éliminer ces tensions, tout en faisant montre (souvent, pas toujours) de prudence pour ne pas perdre le contrôle de la situation. Plutôt que mettre de fait leurs énergies et enthousiasmes à disposition d’un tel appareil, les anarchistes ne pourraient-ils pas à l’inverse imaginer des façons de soutenir, défendre et élargir ces tensions vers l’auto-organisation et la liberté, tout en préparant et en se préparant à l’inévitable confrontation décisive avec les forces autoritaires ?
Nombre d’exemples du passé — de l’Ukraine libertaire de 1917-1921 à l’Espagne révolutionnaire de 1936, voire lors de situations de conflits très intenses dans les années 70 —, nous montrent comment les anarchistes et les tensions libertaires au sein de vastes pans de la population perdent en vitesse et en force, finissant par être vaincus avec plus ou moins de facilité, avec plus ou moins de terreur et de massacres, à force d’attendre que les autoritaires se «démasquent» tous seuls en déclenchant leur répression finale. Il est difficile de prévoir le moment d’une rupture insurrectionnelle à l’intérieur d’un conflit qui inclut une importante présence autoritaire, mais il est cependant certain que si l’initiative ne vient pas des anti-autoritaires, que si ce n’est pas nous qui franchissons les points de non-retour, la révolution sociale est vouée à une mort certaine.
Un deuxième raisonnement, plus lié à une situation de guerre comme c’est le cas aujourd’hui dans plusieurs régions de la planète, est que mener notre jeu, c’est-à-dire combattre pour la libération totale et pour détruire tout pouvoir, doit certes prendre en compte des analyses sur la situation politique, sur les enjeux stratégiques ou sur les projets de la domination afin d’avoir l’indispensable connaissance des conditions dans lesquelles se déroule la lutte, mais que cette connaissance ne devrait pas venir se substituer au projet anarchiste lui-même. Pour être clairs, nous ne devrions en aucun cas mettre notre projet de destruction de tout pouvoir entre parenthèses, y compris au nom de notre solidarité avec ceux qui se battent. Se solidariser, s’impliquer directement dans une lutte d’opprimés contre des oppresseurs ne devrait ainsi pas impliquer de soutenir les premiers quand ils veulent à leur tour s’ériger en nouveaux oppresseurs. Cela peut effectivement nous amener à garder une certaine distance avec des situations de conflit particulières, faute de disposer d’un point de référence qui nous aide à saisir les tensions libertaires présentes en son sein, et dans l’impossibilité de pouvoir y prendre part directement sans se placer sous les ordres d’une hiérarchie quelconque.
Par contre, tout en restant dans le cas d’une telle situation, si nous analysons les rapports intrinsèques entre guerre extérieure et guerre intérieure, entre l’intervention militaire menée par un État dans un pays lointain et ses nécessaires maintiens de l’ordre, serrages de vis et intensifications de l’accumulation capitaliste à l’intérieur, il est difficile de ne pas voir toutes les possibilités d’intervention qui s’offrent à nous. Prenons par exemple le cas des opérations militaires françaises au Sahel menées au nom de l’« anti-terrorisme ». Faute de disposer d’un point de référence sur place qui pourrait ouvrir la possibilité d’une intervention révolutionnaire directe et internationaliste, cela n’empêche en rien d’agir ici même, dans l’Etat d’où partent ces opérations, dans celui qui s’en sert pour ressouder le consensus social entre dominés et dominants, pour réaliser d’importants bénéfices ou pour resserrer la surveillance contre tout un chacun…
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Alors oui, faire notre jeu. Mais est-ce que notre jeu consiste juste à élaborer de belles théories depuis le quai pendant que la tempête fait rage au large ? Pendant que des milliers de personnes crèvent sous les bombes et se font massacrer au nom d’un quelconque pouvoir ? Non, impossible d’accepter une telle position si on ne veut pas jeter à la poubelle la cohérence révolutionnaire qui devrait caractériser notre agir, la sensibilité qui loge au cœur de tout ennemi de l’autorité, l’éthique qui nous distingue, parfois à un prix chèrement payé, de la politique et du calcul. Notre action ne devrait donc pas consister en déclarations de principe solennelles ou en protestations symboliques. Face aux massacres perpétrés hier en ex-Yougoslavie ou aujourd’hui à Afrin, au Yémen, en Syrie, dans les montagnes du Kurdistan, en Palestine, en maints pays d’Afrique, en Birmanie ou ailleurs,… il faut agir en anarchistes, c’est-à-dire aux ordres de personne et au seul nom de la liberté, par exemple en frappant la guerre là où elle est produite. Dans les entreprises militaires, dans la logistique des armées, dans les profiteurs de guerre, dans les convois et les transports de matériel d’approvisionnement, dans leurs centres de recherche : en réalité, de nombreuses pistes se présentent à qui veut s’opposer — concrètement — à la guerre en cours.
Ces dernières années, plusieurs efforts ont déjà été faits dans une telle direction et demeurent d’une actualité brûlante, comme en Italie où des engins de chantier d’entreprises construisant une nouvelle base militaire ont été brûlés dans le sud, où le laboratoire Cryptolab de l’université de Trente et le pôle Meccatronica qui participent à la recherche militaire ont été livrés aux flammes. Comme en Belgique aussi, où trois grandes entreprises du secteur militaire ont brûlé, ravageant dans deux cas la quasi entièreté de ces fabricants de mort. Sous un autre angle encore, des infrastructures logistiques de l’armée et des industries de guerre ont aussi fait l’objet de sabotages, comme à Bâle où le chemin de fer servant au transport de troupes suisses a été saboté, comme à Munich où le tronçon ferroviaire pour marchandises utilisé par un grand complexe militaro-industriel a été saboté, comme à Sant’Antioco en Italie où un convoi militaire a été paralysé ou comme dans le Trentin, toujours en Italie, où des antennes de télécommunication militaires ont brûlé. Parfois même, certaines attaques ont directement ciblé les forces armées, comme à Munich lorsqu’un camion militaire a été livré aux flammes, à Montevideo où une Académie Militaire a reçu des molotov, à Decimomannu en Italie, où un incendie est venu frapper l’aéroport militaire, à Brême en Allemagne, où 18 véhicules militaires du génie ont été calcinés, à Dresde où un véhicule militaire a brûlé, ou en France aussi lorsqu’une caserne de la gendarmerie (qui est un corps militaire) a été incendiée ou des voitures de gendarmes brûlées juste sous leur nez. Des échos d’attaques contre les profiteurs et les intermédiaires de guerre se sont également fait jour, comme ces sabotages en Italie contre les intérêts de la multinationale du pétrole et du gaz ENI, impliquée dans le conflit libyen, ou comme à Paris lorsqu’une attaque incendiaire contre des camions-toupies de Lafarge a certes échoué, mais non sans rencontrer un écho à Toulouse le mois suivant, où trois de ces mêmes camions ont flambé. Lafarge-Holcim est un cimentier qui a d’importants intérêts économiques en Syrie, où il a d’un côté construit des bunkers pour le compte du régime d’Assad, et de l’autre collaboré financièrement avec Daesh au nom du business as usual, lorsque ses cimenteries se trouvaient dans le territoire occupé par ces derniers.
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Ces quelques pistes et exemples récents ne sont pas destinés à nous aider à trouver plus facilement le sommeil pendant que les massacres continuent. Ce ne sont pas des litanies à réciter pour mettre sa propre conscience en paix. Ils trouvent simplement leur place ici parce que dans les faits, il est possible d’attaquer la guerre, en nous suggérant des possibilités d’intervention là où nous sommes. Le projet anarchiste de libération totale ne saurait — encore moins en ces temps de militarisation accrue et de guerres à tout va — se passer d’un approfondissement sur comment intervenir dans de telles situations, qu’on se trouve au cœur du conflit ou, disons, à une certaine distance géographique. De tels approfondissements, en s’exprimant à travers l’attaque, parleront sans doute beaucoup plus de notre conception de la liberté et de la solidarité avec ceux qui se battent contre une oppression, qu’en ralliant des étendards qui ne peuvent pas être les nôtres.
2018

Recommencer

Recommencer, toujours. C’est le sort, qui peut sembler quelque peu tragique, de tous ceux qui sont en guerre contre ce monde d’horreurs infinies. En cours de route, certains tombent sous les coups, d’autres ne résistent pas aux sirènes qui appellent à se résigner et à rentrer dans les rangs, voire retournent carrément leur veste. Les autres, celles et ceux qui persistent se battre entre hauts et bas, doivent à chaque fois retrouver force et détermination pour recommencer. Pourtant, à bien à y réfléchir, la tragédie n’est pas de recommencer, de repartir de zéro, mais d’abandonner et de se trahir soi-même. La conscience, toujours individuelle, peut être un fardeau lourd à porter, et devient cruelle quand on l’a trahie sans disposer de suffisamment d’anesthésiants. Car ce monde n’en manque pas, et les distille même à volonté. Une petite carrière alternative à son propre compte, des dimanches pour aller s’émerveiller dans un parc naturel, un projet humanitaire ou culturel, voire des drogues carrément plus dures : écrans en tout genre, réalités et socialités virtuelles, abrutissement total. Non, un tel sort nous effraie bien plus que toutes les souffrances, que toutes les peines liées à l’échec de détruire l’autorité.
Alors, recommencer. Pour affûter les consciences dans un monde qui les prend pour cible en lançant contre elles ses poisons mortels. Car qu’est-ce que l’acceptation, la résignation et la soumission, sinon l’étouffement de sa propre conscience, justifié – ou pas – par les conditions dans lesquelles nous sommes tous embourbés ? « Ils sont trop forts », « les gens sont trop bêtes », « ma survie est déjà trop dure », « c’est trop loin de ma niche » n’en sont que quelques classiques. Alors, affûter les consciences, c’est aussi reprendre goût aux idées qui permettent de voir, de distinguer plus nettement les contours de ceux qui coulent du ciment sur la liberté, et en même temps ouvrir des horizons afin de pouvoir regarder, ne serait-ce que furtivement, au-delà des murs et des antennes, au-delà des prisons et des laboratoires, au-delà des massacres et des soldats. Les idées ne s’achètent pas au supermarché et ne s’approfondissent pas sur internet. C’est chaque individu qui se les approprie pas à pas jusqu’à les chérir, et qui les défend aussi contre vents et marées, surtout dans des temps comme les nôtres où le totalitarisme démocratique, marchand et technologique prétend supprimer tout élan, installer des esclavages et des dépendances encore plus perfides. Quelque part, c’est le trésor le plus important de l’anarchiste : sa conviction qu’il n’y a pas d’aménagement possible entre la liberté et l’autorité, qu’elles s’excluent mutuellement, partout et toujours. Mille institutions, organisations, idéologies cherchent à détruire ce trésor. Que ce soit un État qui baigne dans le sang les cris enfin réveillés des opprimés d’hier ou le technocrate qui parle de liberté pour désigner un système technologique qui étend chaque jour davantage son emprise aux quatre coins de la planète. Que ce soient les futurs chefs qui cherchent à mener la danse d’un mouvement de colère ou l’habile acrobate de la rhétorique qui s’efforce d’enlever toute signification aux attaques portées contre ce monde. Si nous parlions de recommencer, c’est pour signifier notre volonté de reprendre, une fois de plus, l’approfondissement de nos idées, pour les rendre toxiques à tous les autoritaires qui s’en approchent, et vitalisantes pour tous les amants de la liberté qui les embrassent. C’est pour recommencer une fois de plus, dans les contextes qui nous sont donnés et qui ont beaucoup changé en quelques années, à élaborer notre projet anarchiste de toujours : détruire l’oppression et l’exploitation. Au fil du temps, si nous nous y attelons, surgiront d’autres expériences, d’autres tentatives, d’autres échecs : tout cela fait partie de notre arsenal, de notre patrimoine si on veut, qui, plutôt que de nous faire sombrer dans une mélancolie plombante, pourrait nous armer pour reconstruire un projet de libération individuelle et collective, une perspective révolutionnaire. Certes, il est impossible d’éviter des erreurs, de ne pas se retrouver à des moments dans un cul-de-sac, de ne pas naufrager dans les mers tempétueuses, mais ces échecs-là font partie à part entière de nos parcours. Comme le disait cet anarchiste du début du XXe siècle : « Nous allons avec ardeur, avec force, avec plaisir dans tel sens déterminé parce que nous avons la conscience d’avoir tout fait et d’être prêts à tout faire pour que ce soit la bonne direction. Nous apportons à l’étude le plus grand soin, la plus grande attention et nous donnons à l’action la plus grande énergie. (…) Pour précipiter notre marche, nous n’avons pas besoin des mirages nous montrant le but tout proche, à portée de notre main. Il nous suffit de savoir que nous allons… et que, si parfois nous piétinons sur place, nous ne nous égarons pas. »
Mais les idées à elles seules ne nous suffisent pas. Savoir que l’autorité est notre ennemie, et que tout ce qui l’incarne est donc une cible, des politiciens aux flics, des technocrates aux officiers, des capitalistes aux contre-maîtres, des prêtres aux indics, est une chose ; se projeter dans la destruction nécessaire des rapports sociaux, des structures et des réseaux qui leur permettent d’exister en est une autre. Les vases communicants entre l’idée et l’action sont au cœur de l’anarchisme. Pour que l’idée ne flétrisse pas, il faut l’action pour la revigorer. Pour que l’action ne tourne pas en rond, il faut l’idée pour l’enchanter. Les idées pour corroder les mentalités d’obéissance, les idéologies et les soumissions ; l’action pour détruire les structures et les hommes de la domination. Et s’il est toujours l’heure pour agir, s’il est toujours temps pour frapper ce qui exploite et opprime, l’agir ne saurait pourtant être un simple réflexe conditionné, il ne peut pas se contenter de répondre (ré-agir) au seul cas par cas avec rage et fracas. Pour que l’agir devienne vraiment agir, dans une perspective anarchiste et révolutionnaire, l’initiative doit venir de nous, dans une offensive qui parte de nos individualités, nos imaginations, nos analyses et nos déterminations. Comme agir ne nous est pas donné et qu’il ne tombe pas du ciel, réfléchir sur son comment est indispensable. C’est pour cela que nous ne pouvons que remettre sur la table une fois encore la question de la projectualité, notre capacité autonome à projeter idées et actions directement dans le champ de l’ennemi.
Attendre que « les gens » – cette abstraction creuse venue se substituer au défunt prolétariat – prennent conscience et désirent la liberté, s’efforcer de les « éduquer », ne nous convient pas. Pas seulement parce que cela ne marcherait pas, mais aussi parce qu’une telle perspective est désormais complètement obsolète (si jamais ce n’était pas déjà le cas, ou pas partout) face au bombardement constant des esprits et des sensibilités effectué par la domination. Avancer petit-à-petit, lutte par lutte, mouvement social par mouvement social, vers le grand moment où tout convergerait enfin pour annoncer le bouleversement total, ne nous convient pas non plus : si dans toute révolte contre ce qui nous est imposé somnole toujours le potentiel de la remise en question de tout au-delà de son point de départ initial, trop de freins, de répétions et de canalisations sont à l’œuvre dans ce genre de mouvements sociaux pour que sautent les digues et que s’ouvre l’inconnu de la subversion.
Reste alors, pardonnez-nous d’aller un peu vite, la possibilité d’agir en anarchistes, pour notre compte – mais afin d’aller bien plus loin que nous-mêmes. Rendre les coups est une base, élaborer une projectualité pour non seulement frapper, mais aussi détruire les digues de la domination en est un prolongement plus que désirable. C’est là que nous rentrons dans les sphères de l’insurrection : la perspective de faire sauter les digues, de déchaîner les mauvaises passions comme disait l’autre, d’ouvrir un arc dans le temps pour pouvoir donner des coups autrement plus cinglants à l’État et au Capital. Il n’existe évidemment pas de recettes de l’insurrection, malgré les appels du pied des léninistes modernes recyclant sous des habits un peu moins rapiécés la vieille recette de la prise du pouvoir (cette fois par le bas). Mais sans recettes, il n’empêche que des hypothèses anti-autoritaires peuvent tout de même être réfléchies, mises à l’épreuve et explorées : d’une lutte contre une réalisation spécifique du pouvoir à l’intervention autonome lors d’accès de fièvre, de la paralysie d’infrastructures permettant la reproduction quotidienne de l’esclavage salarié au bouleversement impétueux et soudain des plans d’un ennemi en phase de restructuration à l’issue encore incertaine. Expérimenter dans sa vie même de telles hypothèses insurrectionnelles sur des bases anarchistes, même à petite échelle (la nôtre), nous amène en tout cas bien loin des dortoirs ennuyeux du militantisme, des ritournelles spéculatives sur ce que pensent ou pas « les gens », sur ce que « le milieu » fait ou ne fait pas, loin de l’attente du prochain mouvement social, et ainsi de suite. Cela signifie prendre soi-même l’initiative de l’attaque selon ses propres modes et temporalités.
Penser une perspective insurrectionnelle et anarchiste nous amène enfin forcément à la question de comment nous nous organisons pour avancer dans ce sens. Que les syndicats, y compris plus ou moins libertaires, n’en soient pas les instruments adéquats est assez évident, surtout par les temps qui courent où les anciennes « communautés » basées sur le travail ont été soigneusement sectionnées et dissoutes par les avancées du capital. Il en va de même pour les grandes organisations anarchistes, avec leurs sections, congrès, résolutions et sigles. Moins évident est peut-être le fait que les grandes assemblées (qu’on aime parer de l’adjectif « horizontales ») ne s’y prêtent pas non plus. Que, sans nier la place importante qu’a la discussion ouverte et contradictoire au sein des luttes et des révoltes, et donc l’éventuel intérêt d’y participer, les anarchistes ne devraient en tout cas pas se cantonner à participer à ces moments d’échange, mais aussi s’organiser en dehors de ceux-ci. Que le meilleur élément pour garantir les vases communicants entre idée et action, pour donner une réelle autonomie d’action, est l’affinité entre individus : la connaissance réciproque, des perspectives partagées, des disponibilités à l’action. Et qu’ensuite, pour donner plus d’incisivité, augmenter les possibilités, élaborer une projectualité plus vaste, coordonner les efforts, apporter son aide à des moments potentiellement cruciaux, peut aussi naître entre toutes ces constellations affinitaires – toujours selon les nécessités d’un projet – une organisation informelle, c’est-à-dire une auto-organisation sans nom, sans délégation, sans représentation… Et pour être clairs : les organisations informelles sont elles aussi multiples, en fonction des objectifs. La méthode informelle n’aspire pas à rassembler tous les anarchistes dans une même constellation, mais permet de multiplier les coordinations, les organisations informelles, les groupes affinitaires. Leur rencontre peut arriver sur le terrain d’une proposition concrète, d’une hypothèse ou d’une projectualité précise. C’est là toute la différence entre une organisation informelle, aux contours forcément « flous et souterrains » (c’est-à-dire sans quête de projecteurs vis-à-vis de quiconque), et d’autres types comme les organisations de combat, pour lesquelles l’important est presque toujours d’affirmer leur existence pour espérer peser sur les événements, donner des indications quant aux chemins à suivre, être une force qui rentre dans la balance des équilibres du pouvoir. L’organisation informelle se projette ailleurs : fuyant l’attention des chiens de la domination, elle n’existe que dans les faits qu’elle favorise. Bref, elle n’a pas de nom à défendre ou à affirmer, elle n’a qu’un projet à realiser. Un projet insurrectionnel.
Voilà donc d’où nous recommençons : par les temps qui courent, où les révoltes peinent à éclater, et sont plus en défensive qu’en offensive, où la guerre avance parallèlement à la mise-en-cage technologique du monde, où le maillage du contrôle se resserre contre tout le monde, et donc aussi contre les anarchistes, où l’adhésion de nombre d’opprimés au système qui les abrutit constitue comme toujours la meilleure défense dont la domination peut se munir, nous nous obstinons à vouloir propager nos idées de liberté à travers une lutte sans compromis avec l’autorité. En dehors des chemins battus, par affinités et organisations informelles, conscients de la nécessité de la révolution sociale, indépendamment du fait qu’elle puisse paraître proche ou plus lointaine, pour transformer de fond en comble les rapports sociaux sur lesquels repose toute société autoritaire. Propageant donc des idées et des échos d’attaques destructrices contre les structures et les hommes qui incarnent l’oppression et l’exploitation, afin d’ouvrir des horizons insurrectionnels.
[Avis de tempêtes, Bulletin anarchiste pour la guerre sociale, n. 1, 15/1/2018]