A l’air libre

Notes sur la répression et ses contours

« Nous devons abandonner tout modèle, et étudier nos possibilités »
E. A. Poe
Les notes qui suivent naissent d’une exigence : celle de réfléchir ensemble sur la situation actuelle afin de trouver le fil d’une perspective possible. Elles sont le fruit de plusieurs discussions au cours desquelles se sont mélangés le bilan critique d’expériences passées, l’insatisfaction à propos des initiatives de lutte actuelles et l’espoir dans les potentialités existantes. Elles ne sont pas la ligne d’un groupe en compétition avec les autres, ni ne sous-tendent la prétention et l’illusion de remplir les vides —de vie et de passions projectuelles— à partir de l’accord plus ou moins formel sur certaines thèses. Si elles contiennent certaines critiques déplaisantes, ce n’est pas pour le goût en soi de les remuer, mais plutôt parce que je crois qu’il est aussi urgent de se dire les choses désagréables. Comme toutes les paroles de ce monde, elles ne trouveront un écho que chez ceux qui ont une exigence identique. En somme, une petite base de discussion pour comprendre ce qu’on peut faire, et avec qui.
On sait par expérience qu’une des plus grandes forces de la répression est de semer la confusion et de distiller la méfiance parmi les autres aussi bien qu’en soi-même, et de créer des fermetures identitaires et des suspicions plus ou moins paralysantes. En ce sens, plus tôt seront approfondis certains problèmes, et mieux ce sera. Des temps difficiles se préparent, au cours desquels nos habitudes pratiques et mentales ne seront pas qu’un peu secouées. S’il est vrai que le préjugé le plus dangereux est celui de penser ne pas en avoir, cela me ferait toutefois plaisir que ces notes soient critiquées pour ce qu’elles disent, sans lecture a priori. Un tel désir en explique le ton aussi bien que le style.
Une maison inhabitable
La situation dans laquelle nous nous trouvons me semble être celle de ceux qui se barricadent entre quatre murs pour défendre des espaces dans lesquels ils n’ont pas envie de vivre. C’est pourquoi discuter d’ouverture, d’élargissement et d’alliances cache le fait que nous sommes en train de défendre une maison en ruines dans un quartier inhabitable. La seule issue me semble être d’incendier les lieux et d’aller à l’air libre, en y chassant l’odeur de moisi. Mais qu’est-ce que ça veut dire, en dehors de la métaphore ?
L’époque dans laquelle nous vivons est si prodigue en bouleversements que nos propres capacités d’interpréter les événements, et encore plus de les préfigurer, sont tombées (ou sont en train de le faire) sous les décombres. Si ceci concerne tous les révolutionnaires, les visions du monde et de la vie basées sur les modèles autoritaires et quantitatifs en sortent particulièrement en piteux état. Les gestionnaires des luttes des autres ne gèrent plus que d’inutiles représentations politiques de conflits déjà pacifiés ; et les luttes qui percent la pacification se laissent toujours moins gérer. L’illusion du parti —sous toutes ses formes— est désormais le cadavre d’une illusion.
La disposition, l’alignement et la dissolution des forces en présence, dans les petits comme dans les grands conflits sociaux, est toujours plus mystérieuse. Ce qui a toujours été un de nos traits distinctif —une vision non homogène et non cumulative de la force, une répulsion pour la dictature du Nombre— correspond en partie aux conditions sociales actuelles et aux imprévisibles possibilités de rupture qu’elles contiennent. Des transformations elles-mêmes de la domination —à travers son réseau de structures, de technologies et de savoirs— aux événements comme la guérilla en cours en Irak, nous pouvons tirer quelques enseignements. Il semble clair que les conflits se déroulent toujours moins au sens d’un affrontement de deux armées ou fronts, et toujours plus au sens d’une myriade de pratiques diffuses et incontrôlables. Une domination faite de mille nœuds pousse ses ennemis à se rendre plus imprévisibles. Une façon non centralisée de concevoir les actions et les rapports n’est pas seulement plus libertaire, donc, mais aussi plus efficace contre les mailles du contrôle. Si une telle conscience existe sur le plan théorique, nous ne réussissons pas toujours à l’appliquer dans nos propositions pratiques. D’un côté on affirme que le pouvoir n’est pas un quartier général (mais plutôt un rapport social), d’un autre pourtant on propose des initiatives qui le représentent ainsi. Je pense que nous devrions chercher les formes d’action plus adéquates à nos caractéristiques et à nos forces (quantitatives et qualitatives). Malheureusement, nous continuons de penser qu’agir à quelques uns doive forcément vouloir dire agir de manière isolée. C’est ainsi que face à l’incarcération de compagnons et, plus généralement, à l’exacerbation de la répression, ce sont toujours les mêmes propositions qui sortent : le rassemblement, la manifestation, etc. Il ne s’agit pas, bien entendu, de critiquer ces formes de protestations en tant que telles, mais la mentalité qui le plus souvent les accompagne. Dans certains contextes —actuellement surtout locaux—, à l’intérieur d’une série d’initiatives, même la manifestation ou le rassemblement peuvent avoir leur sens. Mais lorsque cet entrelacement entre les formes d’actions manque, et, surtout, lorsqu’on raisonne entre stricts compagnons, je pense que répéter certains modèles finit par créer un sentiment d’impuissance et par reproduire le mécanisme connu des échéances plus ou moins militantes. Là aussi, il y a besoin d’air frais. On peut s’organiser, même à cent, en voulant, pour intervenir de façon intéressante en manifs plus ou moins vastes. Mais si on est cent et pas un de plus, disons, pourquoi faire une manif ? Que peuvent faire cent compagnons dans une ville dont ils connaissent les points névralgiques ? Qu’est-ce que nous enseignent toutes ces luttes qui, au niveau mondial, redécouvrent l’usage passionnant et potentiellement subversif du blocage ?
Beaucoup se sont rendus compte que le problème de la répression ne peut être réduit au cercle des révolutionnaires. La répression —directe comme indirecte— implique des franges toujours plus larges de la population. C’est la réponse d’une domination qui sent crouler la terre sous ses pieds, consciente de l’abîme qui se creuse entre l’insatisfaction générale et la capacité de récupération de ses serviteurs historiques : les partis et les syndicats. Sans en approfondir ici les raisons, il suffit de dire que si les subversifs parlent autant de prison c’est parce qu’il est toujours plus facile d’y finir et qu’ils sentent, en même temps, la nécessité de ne pas se limiter, face à un tour de vis complexe, à la défense de ses propres compagnons incarcérés. Là commencent les problèmes. Si on ne réussit pas à s’opposer à la répression indépendamment des individus sur lesquels elle s’abat, alors chacun défendra ses propres amis et compagnons, ceux dont il partage les idées, les passions et les projets —et c’est inévitable qu’il en soit ainsi. La solidarité contre la répression, lorsque cette dernière frappe des révolutionnaires avec lesquels on n’a aucune affinité, doit être bien distincte du soutien aux projets politiques qu’on ne partage pas ou qui sont justement antithétiques à ses propres désirs antipoliticiens. Or, plus le cercle des initiatives se restreint aux révolutionnaires, plus on risque justement d’aider à ressusciter des hypothèses autoritaires heureusement en ruines. Plus elle est vaste, vice et versa, et plus les deux niveaux (celui de la solidarité contre, et celui de la solidarité avec, c’est-à-dire de la complicité) sont bien séparables. Ainsi, il est plutôt étonnant que, sachant la portée sociale et universelle de la manie répressive, il soit proposé comme «solution» de plusieurs côtés l’unité d’action entre… les composantes révolutionnaires. De cette façon, non seulement on s’isole du reste des exploités qui subissent comme nous le poids du contrôle social et de la flicaille, mais on s’illusionne aussi sur un des aspects non négligeables : une telle «unité d’action» a un prix (peut-être pas dans l’immédiat, si les rapports de force sont favorables, mais à la longue si). Si plutôt que d’être cent anarchistes à une initiative, nous sommes cent cinquante parce que nous rejoignent cinquante marxistes-léninistes, et que pour obtenir cela on doit signer des affiches et des tracts rédigés dans un jargon plus ou moins impénétrable, il s’agit peut-être là d’un quelconque «élargissement» ? Ne serait-il pas plus significatif d’organiser une initiative, même à dix, mais en affrontant les problèmes ressentis par beaucoup et en exprimant des contenus plus proches de notre façon de penser et de sentir ? Quant à la solidarité spécifique avec nos compagnons à l’intérieur, il existe bien d’autres formes…
Je ne voudrais pas que cette attitude soit lue comme une «fermeture idéologique» ou comme la recherche d’une hégémonie sur d’autres groupes. C’est justement pour ne pas raisonner en termes de sigles, de chapelles et de formalismes qu’il vaut mieux que les propositions soient larges et claires, sans avoir comme interlocuteurs des groupes politiques précis, mais au contraire tout un chacun qui se sent concerné : ensuite, ceux qui veulent participer d’égal à égal sont les bienvenus. Si les autres révolutionnaires appliquaient la même méthode, cela serait profitable à tous. Il flotte un air d’alliances plus ou moins de convenances que je trouve irrespirable. Les fronts uniques, les unités d’action entre forces révolutionnaires —bien au-delà d’un objectif spécifique de lutte, dans laquelle on se confronte avec toute personne intéressée, qu’elle soit un camarade ou pas— font partie, pour moi, de la défense d’une maison inhabitable. Et ceci, indépendamment de combien Pierre ou Paul sont des personnes gentilles, correctes ou sympathiques ; c’est un problème de perspectives. Répondant à Bordiga, Malatesta dit une fois plus ou moins cela : «Mais si, comme le prétendent ces marxistes, les différences entre eux et nous sont si subtiles, pourquoi plutôt que de vouloir nous faire adhérer à leurs comités ne viennent-ils pas dans les nôtres ?». Faire les choses entre anarchistes, donc ? Pas du tout. Agir sur des bases claires, même à quelques uns, mais s’adresser à tous les exploités, à tous les insatisfaits de cette perpétuité sociale. Et insérer dans ce que nous disons et faisons —qu’il s’agisse d’une lutte contre les incinérateurs, contre les expulsions ou pour un toit— le problème de la prison (et donc de nos compagnons à l’intérieur). Non pas en juxtaposant ou en collant au reste «la question carcérale», mais au contraire en dévoilant les liens réels sur la base de l’expérience commune. N’importe quelle lutte autonome se heurte, un jour ou l’autre, à la répression (soit en l’affrontant ouvertement, soit en se repliant pour l’éviter). Même les occupations de maison posent le problème de la police, des intérêts qu’elle défend, du contrôle des quartiers, des ghettos et des taules. L’auto-organisation sociale est également toujours une auto-défense contre la répression.
Sauter au cœur de l’occasion
Nous avons, sous certains aspects, une occasion historique : celle d’intervenir dans des conflits sociaux —présents et à venir— sans médiation. Si les épigones des forces autoritaires qui ont étouffé tant d’élans subversifs sont, comme nombre et projets, mal en point, pourquoi les aider à sortir de leur désastre ? Pourquoi s’attarder parmi les momies alors que le vent souffle fort ? Eux font des calculs politiques, nous pas. C’est dans l’expérience pratique qu’on verra qui est vraiment pour l’auto-organisation. Basons-nous sur cela.
Avec le redéploiement réformiste général, les quelques composantes anticapitalistes et anti-institutionnelles sont comme des incendies dans la nuit —la tentation est donc forte de s’en tenir strictement en deçà de certaines barricades. Mais ce n’est pas là que réside notre force. Fourier disait qu’une passion est révolutionnaire si elle permet une élévation immédiate du plaisir de vivre. Cela me semble être le critère le plus fiable. Je sais que de nombreux jeunes se sont rapprochés de certains milieux anarchistes parce qu’ils ont découvert qu’on vit mieux avec la solidarité et le courage de ses propres idées. Pourquoi ? Parce que le poids de la marchandise et du travail est moins fort lorsqu’on l’affronte ensemble, parce que les comportements hors-la-loi sont contagieux pour ceux qui aiment la liberté, parce que les rapports amoureux peuvent être plus sincères et plus satisfaisants sans bride, parce que dans l’union de la pensée et de l’action se renouvelle, comme le disait Simone Weil, le pacte de l’esprit avec l’univers. Voilà ce que l’enthousiasme —celui de la légèreté soucieuse et non pas celui de la frivolité décourageante— devrait apporter à nos pratiques. Parce que «porter la panique à la surface des choses» est passionnant ; parce qu’il n’y a pas de fête sans rupture de la normalité. Laissons à d’autres certains langages de militants tristes et fuyons les modèles que connaît et attend le pouvoir.
On ne sortira pas du gué sur lequel on se trouve actuellement par quelque initiative, même bien réussie. Il faut s’avouer que les temps seront plutôt longs. Trouver des affinités réelles, expérimenter à nouveau des formes d’action collective articulées et imaginatives, berner le contrôle policier, sont des possibilités à réinventer au milieu de mille obstacles. «Oui, mais en attendant les compagnons sont dedans, en attendant la répression s’échauffe»— pourrait-on nous répondre. Mais la meilleure chose que nous puissions entreprendre pour les compagnons incarcérés n’est-elle pas de rendre socialement dangereuse cette exigence de vie pour laquelle ils sont enfermés ? En un sens, il est inutile de se regarder dans des miroirs politiques qui nous disent que nous sommes nus. Mieux vaut une nudité consciente que quelque habit tissé d’illusions. Mieux vaut recommencer à zéro, loin de l’odeur de cadavres et du bric-à-brac idéologique incompréhensible aux indésirables de ce monde.
Voilà, il y a besoin pour de multiples aspects d’une forte secousse qui porte des comportements inouïs dans les rapports individuels comme sur la place publique.
Non pas au sens du goût de jouer les histrions et de façon autopromotionnelle dans une sorte de veine artistique —notoirement cadavérique—, mais comme une nouvelle exigence de vie qui s’affirme effrontément. D’une tension éthique qui ne confonde jamais oppresseurs et opprimés, et qui n’épuise pas son propre souffle contre les serviteurs du pouvoir —en cherchant à s’en libérer, par la violence aussi— mais pour aller au-delà. Il y a besoin d’une nouvelle bonté, armée et résolue, capable de bouleverser les calculs de boutiquiers de nos contemporains, capable de faire du mépris de l’argent un comportement individuel et social. Il y besoin, en somme, que l’insupportabilité de ce monde —de son travail comme de ses maisons, de ses biens de consommation comme de sa morale— trouve sa propre expression irrésistible, constante, quotidienne. C’est dans notre vie que se joue la guerre sociale, parce que c’est dans la vie de tous les jours que le capital tisse son réseau d’aliénation, de dépendance, de petites et grandes capitulations. C’est là l’alpha et l’oméga de toute subversion sociale.
Ne dites pas que nous sommes peu…
Dites seulement que nous sommes. C’est ainsi que commençait un autocollant antimilitariste il y a plusieurs années. Il continuait ensuite en disant qu’il suffisait de quelques nuages noirs pour obscurcir le ciel. Il ne s’agit pas uniquement d’une astuce de l’optimisme, mais aussi d’une expérience réelle.
Pendant de nombreuses années —au moins une quinzaine— il y a eu en général peu d’attention dans le mouvement anarchiste d’action directe (celui qui est autonome de la Fédération Anarchiste et du syndicalisme, pour être clair) aux conflits sociaux et aux formes plus ou moins significatives d’auto-organisation des exploités. Outre les raisons historiques (le grande pacification des années 80), c’était dû à un problème de mentalité. De nombreux compagnons qui parlaient d’insurrection —un fait indubitablement social— percevaient la société comme un espace peuplé presque entièrement d’esclaves et de résignés. Avec un tel regard, ils restaient ainsi suspendus entre les déclarations de principe et leurs expériences effectives : indécis sur le fait de mener une révolte ouvertement solitaire, lents à ouvrir leur porte à des possibilités collectives (c’est peut-être de là, qui sait, que naissait une certaine rancœur ensuite balancée dans les polémiques entre compagnons). A côté de cette faible sensibilité aux luttes qui rompent avec la massification —mais qui sortent cependant de cette massification—, s’est en revanche développée une certaine capacité d’intervention autonome liée à une diffusion significative de pratiques d’attaques contre les structures de la domination (du nucléaire au militaire, en passant par les banques, les dispositifs de contrôle technologique ou les laboratoires de vivisection). A présent, quelque chose est en train de changer, comme si une exigence individuelle confuse rencontrait de nouvelles conditions sociales —et voici que des compagnons parlent à l’improviste de lutte de classe, parfois en empruntant lectures et jargon au marxisme. Mais bien souvent, au-delà de la rhétorique des tracts, la vision de la société est restée la même : autour de nous, en somme, il n’y a que des complices du pouvoir. Je pense que dans tout ça joue pour beaucoup un manque d’expérience de luttes sociales directement vécues et stimulantes. Quelques tentatives locales ont existé et existent, sans toutefois rejoindre cette difficulté instructive des conflits plus larges. Encore une fois, nous sommes sur un gué. Certaines réflexions pratiques sont nées sur la base des différents blocages réalisés par les travailleurs ou par d’autres (1). Nous nous y sommes jetés à nombreux, demandant à ces luttes beaucoup plus que ce qu’elles pouvaient exprimer —sauf pour retourner chez soi en se plaignant de la servilité des exploités. D’autres occasions ne manqueront pas, pas plus qu’une plus grande attention de notre part. Mais ça ne suffit pas.
Je pense que c’est moins que jamais le moment de renoncer au goût de l’action directe, même à peu nombreux. Mais celle-ci devrait seulement être majoritairement liée à des contextes sociaux, à des insatisfactions perceptibles. Combien d’occasions avons-nous perdues (après Gênes, au cours des blocages contre les trains de la mort [qui transportaient armes et troupes italiennes en partance vers l’Irak], après Nassiriya [où 19 carabiniers ont explosé d’un coup en Irak en novembre 2003], au cours de la tragédie du Cap Anamur [bateau d’immigrés que la marine italienne a laissé couler au large des côtes], etc.) ? Le temps est l’élément au sein duquel vivent les hommes, et la révolte est faite d’occasions. Nous devrions mieux étudier nos possibilités, plutôt que de tourner ainsi souvent en rond. Il y eut diverses nobles exceptions, bien entendu (plusieurs actions après Gênes, d’autres contre les biotechnologies ou la machine à expulser, certains sabotages contre la guerre, etc.), mais sporadiques, entourées du bruit provoqué par une rhétorique inutile, par des proclamations au vent et une distinction pratique (et éthique) tout sauf claire sur qui sont les ennemis. Et justement en une période où, face à la violence indiscriminée dont s’emparent toujours plus souvent des instances de résistance et de libération des damnés de la terre, cette clarté serait nécessaire. Surtout de la part de ceux qui répètent sans cesse que la meilleure théorie est la pratique, mais laissent ensuite au hasard beaucoup de ce qu’ils font (2). Peut-être qu’éblouis par les effets spéciaux du spectacle, nous sommes les premiers à peu croire aux conséquences de nos actions (nous laissant aller à l’à peu près), ou bien à en exagérer la portée (nous laissant prendre par l’illusion médiatique). Il y a des conséquences qui continuent à produire des causes.
Le grand jeu
Le grand jeu, me semble-t-il, réside dans la capacité de réunir une certaine dose de non-conformisme quotidien (perturber partout où c’est possible la normalité sociale, des débats citoyens aux foires à la consommation et à l’abrutissement culturel, du travail à la paranoïa du contrôle) avec la célérité d’action au moment opportun. En étant des véhicules de la joie de vivre et non des Cassandre du futur effondrement du capitalisme. Pour que l’action anonyme et destructrice exprime la construction d’une vie qui ne soit pas anonyme. Trop vague ? Certes, et il ne pourrait pas en être autrement. S’agissant du plus sérieux des jeux, c’est à chacun de jouer la partie. Les difficultés existent et sont énormes, vu la perte progressive des espaces d’autonomie, tragiquement érodés par le système social actuel et ses mille narcotiques technologiques. Et pourtant, les limites résident surtout dans notre résolution et notre fantaisie, lourds que nous sommes du fardeau de l’habitude des gestes, des paroles, des rapports. Une rencontre plus large entre les différents milieux naîtra des parcours respectifs d’autonomie de pensée et de lutte, non pas d’une somme de forces dictée par l’urgence. Alors, les discussions ne seront pas un ballet immobile de phrases toutes faites, mais au contraire l’occasion d’apprendre les uns des autres, de faire finalement communiquer les modes de vivre, c’est-à-dire les mondes réciproques. Alors retrouverons-nous la confiance et l’enthousiasme, et quelque chose qui ressemble à une expérience commune pourra naître.
La révolte est aussi la rencontre entre la légèreté et la rigueur.
Un ami de Ludd
(1) L’Italie connaît peu de «grands mouvements sociaux» à la française. Aussi la grève sauvage des traminots et chauffeurs de bus de décembre 2003 avec blocage des dépôts a-t-elle pris au dépourvu les compagnons, qui après un temps de latence se sont lancés dans les grandes villes avec enthousiasme dans des pratiques de solidarité (voir les traductions de Quale Guerra dans Cette Semaine n°87, février/mars 2004, p.19). La reprise de la lutte en Val Susa contre le TAV à partir de septembre 2005 a souvent constitué pour nombre d’entre eux la première expérience de lutte sociale et populaire élargie.
(2) Nous y voyons là une claire allusion critique aux méthodes de la Fédération Anarchiste Informelle alors naissante, dont plusieurs actions revendiquées consistaient en l’envoi de colis piégés, laissant «au hasard» de l’acheminement postal et des personnes chargées d’ouvrir le courrier des grands de ce monde le soin d’être ciblées ou à côté de la plaque.
[Traduit de l’italien dans Cette Semaine n°91, hiver 2006]

À mon frère le paysan

« Est-il vrai », m’as-tu demandé :

« Est-il vrai que tes camarades, les ouvriers des villes, pensent à me prendre la terre, cette douce terre que j’aime et qui me donne des épis, bien avarement, il est vrai, mais qui me les donne pourtant ? Elle a nourri mon père et le père de mon père ; et mes enfants y trouveront peut-être un peu de pain. Est-il vrai que tu veux me prendre la terre, me chasser de ma cabane et de mon jardinet ? Mon arpent ne sera-t-il plus à moi ? »

Non, mon frère, ce n’est pas vrai. Puisque tu aimes le sol et que tu le cultives, c’est bien à toi qu’appartiennent les moissons. C’est toi qui fais naître le pain, nul n’a le droit d’en manger avant toi, avant ta femme qui s’est associée à ton sort, avant l’enfant qui est né de votre union. Garde tes sillons en toute tranquillité, garde ta bêche et ta charrue pour retourner la terre durcie, garde la semence pour féconder le sol. Rien n’est plus sacré que ton labeur, et mille fois maudit celui qui voudrait t’enlever le sol devenu nourricier par tes efforts !

Mais ce que je dis à toi, je ne le dis pas à d’autres qui se prétendent cultivateurs et qui ne le sont pas. Quels sont-ils ces soi-disant travailleurs, ces engraisseurs du sol ? L’un est né grand seigneur. Quand on l’a placé dans son berceau, tout enveloppé de laines fines et de soies douces à toucher et à voir, le prêtre, le magistrat, le notaire et d’autres personnages sont venus saluer le nouveau-né comme un futur maître de la terre. Des courtisans, hommes et femmes, sont accourus de toutes parts pour lui apporter des présents, des étoffes brochées d’argent et des hochets d’or ; pendant qu’on le comble de cadeaux, des scribes enregistrent en de grands livres que le poupon possède ici des sources et là des rivières, plus loin des bois, des champs et des prairies, puis ailleurs des jardins et encore d’autres champs, d’autres bois, d’autres pâturages. Il en a dans la montagne, il en a dans la plaine ; même sous la terre il est aussi maître de grands domaines où des hommes travaillent, par centaines ou par milliers. Quand il sera devenu grand, peut-être, un jour, ira-t-il visiter ce dont il hérita au sortir du ventre maternel ; peut-être ne se donnera-t-il pas même la peine de voir toutes ces choses ; mais il en fera recueillir et vendre les produits. De tous côtés, par routes et par chemins de fer, par barques de rivières et par navires sur l’océan, on lui apportera de grands sacs d’argent, revenus de toutes ses campagnes. Eh bien, quand nous aurons la force, laisserons-nous tous ces produits du labeur humain, les laisserons-nous dans les coffres-forts de l’héritier, aurons-nous le respect de cette propriété ? Non, mes amis, nous prendrons tout cela. Nous déchirerons ces papiers et plans, nous briserons les portes de ces châteaux, nous saisirons ces domaines. « Travaille, si tu veux manger ! » dirons-nous à ce prétendu cultivateur ! « Rien de toutes ces richesses n’est plus à toi ! »

Et cet autre seigneur né pauvre, sans parchemin, que nul flatteur ne vint admirer dans la cabane ou la mansarde maternelle, mais qui eut la chance de s’enrichir par son travail probe ou improbe ? Il n’avait pas une motte de terre où reposer sa tête, mais il a su, par des spéculations ou des économies, par les faveurs des maîtres ou du sort, acquérir d’immenses étendues qu’il enclôt maintenant de murs et de barrières : il récolte où il n’a point semé, il mange et grappille le pain qu’un autre a gagné par son travail. Respecterons-nous cette deuxième propriété, celle de l’enrichi qui ne travaille point sa terre, mais qui la fait labourer par des mains esclaves et qui la dit sienne ? Non, cette deuxième propriété, nous ne la respecterons pas plus que la première. Ici encore, quand nous en aurons la force, nous viendrons mettre la main sur ces domaines et dire à celui qui s’en croit maître :

« En arrière, parvenu ! Puisque tu as su travailler, continue ! Tu auras le pain que te donnera ton labeur, mais la terre que d’autres cultivent n’est plus à toi. Tu n’es plus le maître du pain. »

Ainsi nous prendrons la terre, oui, nous la prendrons, mais à ceux qui la détiennent sans la travailler, pour la rendre à ceux auxquels il était interdit d’y toucher. Toutefois, ce n’est point pour qu’ils puissent à leur tour exploiter d’autres malheureux. La mesure de la terre à laquelle l’individu, le groupe familial ou la communauté d’amis ont naturellement droit, est embrassée par leur travail individuel ou collectif. Dès qu’un morceau de terre dépasse l’étendue de ce qu’ils peuvent cultiver, ils n’ont aucune raison naturelle de revendiquer ce lambeau ; l’usage en appartient à d’autres travailleurs. La limite se trace diversement entre les cultures des individus ou des groupes, suivant la mise en état de la production. Ce que tu cultives, mon frère, est à toi, et noust’aiderons à le garder par tous les moyens en notre pouvoir ; mais ce que tu ne cultives pas est à un compagnon. Fais-lui de la place. Lui aussi saura féconder la terre.

Mais si l’un et l’autre vous avez droit à votre part de terre, aurez-vous l’imprudence de rester isolés ? Seul, trop seul, le petit paysan cultivateur est trop faible pour lutter à la fois contre la nature avare et contre l’oppresseur méchant. S’il réussit à vivre, c’est par un prodige de volonté. Il faut qu’il s’accommode à tous les caprices du temps et se soumette en mille occasions à la torture volontaire. Que la gelée fende la pierre, que le soleil brûle, que la pluie tombe ou que le vent hurle, il est toujours à l’œuvre ; que l’inondation noie ses récoltes, que la chaleur les calcine, il moissonne tristement ce qui reste et qui ne suffira guère à le nourrir. Qu’arrive le jour des semailles, il se retirera le grain de la bouche pour le jeter dans le sillon. Dans son désespoir, l’âpre foi lui reste : il sacrifie une partie de la pauvre moisson, si nécessaire, dans la confiance qu’après le rude hiver, après le brûlant été, le blé mûrira pourtant et doublera, triplera la semence, la décuplera peut-être. Quel amour intense il ressent pour cette terre, qui le fait tant peiner par le travail, tant souffrir par la crainte et les déceptions, tant exulter de joie quand les lignes ondulent à pleins épis. Aucun amour n’est plus fort que celui du paysan pour le sol qu’il défonce et qu’il ensemence, duquel il est né et dans lequel il retournera ! Et pourtant que d’ennemis l’entourent et lui envient la possession de cette terre qu’il adore ! Le percepteur d’impôts taxe sa charrue et lui prend une part de son blé ; le marchand en saisit une autre part ; le chemin de fer le frustre aussi dans le transport de la denrée. De toutes parts, il est trompé. Et nous avons beau lui crier : « Ne paie pas l’impôt, ne paie pas la rente », il paie quand même parce qu’il est seul, parce qu’il n’a pas confiance dans ses voisins, les autres petits paysans, propriétaires ou métayers, et n’ose se concerter avec eux. On les tient asservis, lui et tous les autres, par la peur et la désunion.

Il est certain que si tous les paysans d’un même district avaient compris combien l’union peut accroître la force contre l’oppression, ils n’auraient jamais laissé périr les communautés des temps primitifs, les « groupes d’amis », comme on les appelle en Serbie et autres pays slaves. Le propriété collective de ces associations n’est point divisée en d’innombrables enclos par des haies, des murs et des fossés. Les compagnons n’ont point à se disputer pour savoir si un épi poussé à droite ou à gauche du sillon est bien à eux. Pas d’huissier, pas d’avoué, pas de notaire pour régler les intérêts entre les camarades. Après la récolte, avant l’époque du nouveau labour, ils se réunissent pour discuter les affaires communes. Le jeune homme qui s’est marié, la famille qui s’est accrue d’un enfant ou chez laquelle est entré un hôte, exposent leur situation nouvelle et prennent une plus large part de l’avoir commun pour satisfaire leurs besoins plus grands. On resserre ou l’on éloigne les distances suivant l’étendue du sol et le nombre de membres, et chacun besogne dans son champ, heureux d’être en paix avec les frères qui travaillent à leur côté sur la terre mesurée aux besoins de tous. Dans les circonstances urgentes, les camarades s’entr’aident : un incendie a dévoré telle cabane, tous s’occupent à la reconstruire ; une ravine d’eau a détruit un bout de champ, on en prépare un autre pour le détenteur lésé. Un seul paît les troupeaux de la communauté, et le soir, les brebis, les vaches savent reprendre le chemin de leur étable sans qu’on les y pousse. La commune est à la fois la propriété de tous et de chacun.

Oui, mais la commune, de même que l’individu, est bien faible si elle reste dans l’isolement. Peut-être n’a-t-elle pas assez de terres pour l’ensemble des participants, et tous doivent souffrir de la faim ! Presque toujours elle se trouve en lutte avec un seigneur plus riche qu’elle, qui prétend à la possession de tel ou tel champ, de telle forêt ou de tel terrain de pâture. Elle résiste bien, et si le seigneur était seul, elle aurait bien vite triomphé de l’insolent personnage ; mais le seigneur n’est pas seul, il a pour lui le gouverneur de la province et le chef de la police, pour lui les prêtres et les magistrats, pour lui le gouvernement tout entier avec ses lois et son armée. Au besoin, il dispose du canon pour foudroyer ceux qui lui disputent le sol débattu. Ainsi, la commune pourrait avoir cent fois raison, elle a toutes les chances que les puissants lui donnent tort. Et nous avons beau lui crier, comme à l’imposable isolé : « Ne cède pas ! », elle doit céder, victime de son isolement et de sa faiblesse.

  • Vous êtes donc faibles, vous tous, petits propriétaires, isolés ou associés en communes, vous êtes bien faibles contre tous ceux qui cherchent à vous asservir, accapareurs de terre qui en veulent à votre petit lopin, gouvernants qui cherchent à en prélever tout le produit. Si vous ne savez pas vous unir, non seulement d’individu à individu et de commune à commune, mais aussi de pays à pays, en une grande internationale de travailleurs, vous partagerez bientôt le sort de millions et de millions d’hommes qui sont déjà dépouillés de tous droits aux semailles et à la récolte et qui vivent dans l’esclavage du salariat, trouvant l’ouvrage quand des patrons ont intérêt à leur en donner, toujours obligés de mendier sous mille formes, tantôt demandant humblement d’être embauchés, tantôt même en avançant la main pour implorer une avare pitance. Ceux-ci ont été privés de la terre, et vous pouvez l’être demain. Y a-t-il une si grande différence entre leur sort et le vôtre ? La menace les atteint déjà ; elle vous épargne encore pour un jour ou deux. Unissez-vous tous dans votre malheur ou votre danger. Défendez ce qui vous reste et reconquérez ce que vous avez perdu.

Sinon votre sort à venir est horrible, car nous sommes dans un âge de science et de méthode et nos gouvernants, servis par l’armée des chimistes et des professeurs, vous préparent une organisation sociale dans laquelle tout sera réglé comme dans une usine, où la machine dirigera tout, même les hommes ; où ceux-ci seront de simples rouages que l’on changera comme de vieux fer quand ils se mêleront de raisonner et de vouloir.

C’est ainsi que dans les solitudes du Grand-Ouest Américain, des compagnies de spéculateurs, en fort bons termes avec le gouvernement, comme le sont tous les riches ou ceux qui ont l’espoir de le devenir, se sont fait concéder des domaines immenses dans les régions fertiles et en font à coups d’hommes et de capitaux des usines à céréales. Tel champ de culture a la superficie d’une province. Ce vaste espace est confié à une sorte de général, instruit, expérimenté, bon agriculteur et bon commerçant, habile dans l’art d’évaluer à sa juste valeur la force de rendement des terrains et des muscles. Notre homme s’installe dans une maison commode au centre de sa terre. Il a dans ses hangars cent charrues, cent machines à semer, cent moissonneuses, vingt batteuses ; une cinquantaine de wagons traînés par des locomotives vont et viennent incessamment sur des lignes de rails entre les gares du champ et le port le plus voisin dont les embarcadères et les navires lui appartiennent aussi. Un réseau de téléphones va de la maison palatiale à toutes les constructions du domaine ; la voix du maître est entendue de partout ; il a l’oreille à tous les bruits, le regard à tous les actes ; rien ne se fait sans ses ordres et loin de sa surveillance.

Et que devient l’ouvrier, le paysan dans ce monde si bien organisé ? Machines, chevaux et hommes sont utilisés de la même manière : on voit en eux autant de forces, évaluées en chiffres, qu’il faut employer au mieux du bénéfice patronal, avec le plus de produit et le moins de dépenses possible. Les écuries sont disposées de telle sorte qu’au sortir même de l’édifice, les animaux commencent à creuser le sillon de plusieurs kilomètres de long qu’ils ont à tracer jusqu’au bout du champ : chacun de leurs pas est calculé, chacun rapporte au maître. De même les mouvements des ouvriers sont réglés à l’issue du dortoir commun. Là, point de femmes ni d’enfants qui viennent troubler la besogne par une caresse ou par un baiser. Les travailleurs sont groupés par escouades ayant leurs sergents, leurs capitaines et l’inévitable mouchard. Le devoir est de faire méthodiquement le travail commandé, d’observer le silence dans les rangs. Qu’une machine se détraque, on la jette au rebut, s’il n’est pas possible de la réparer. Qu’un cheval tombe et se casse un membre, on lui tire un coup de revolver dans l’oreille et on le traîne au charnier. Qu’un homme succombe à la peine, qu’il se brise un membre ou se laisse envahir par la fièvre, on daigne bien ne pas l’achever, mais on s’en débarrasse tout de même : qu’il meure à l’écart sans fatiguer personne de ses plaintes. À la fin des grands travaux, quand la nature se repose, le directeur se repose aussi et licencie son armée. L’année suivante, il trouvera toujours une quantité suffisante d’os et de muscles à embaucher, mais il se gardera bien d’employer les mêmes travailleurs que l’année précédente. Ils pourraient parler de leur expérience, s’imaginer qu’il en savent autant que le maître, obéir de mauvaise grâce, qui sait ? S’attacher peut-être à la terre cultivée par eux et se figurer qu’elle leur appartient !

Certes, si le bonheur de l’humanité consistait à créer quelques milliardaires thésaurisant au profit de leurs passions et de leurs caprices les produits entassés par tous les travailleurs asservis, cette exploitation scientifique de la terre par une chiourme de galériens serait l’idéal rêvé. Prodigieux sont les résultats financiers de ces entreprises, quand la spéculation ne ruine pas ce que la spéculation crée. Telle quantité de blé obtenue par le travail de cinq cents hommes pourrait en nourrir cinquante mille ; à la dépense faite par un salaire avare correspond un rendement énorme de denrées qu’on expédie par chargement de navires et qui se vendent dix fois la valeur de production. Il est vrai que si la masse des consommateurs manquant d’ouvrage et de salaire devient trop pauvre, elle ne pourra plus acheter tous ces produits et, condamnée à mourir de faim, elle n’enrichira plus les spéculateurs. Mais ceux-ci ne s’occupent point du lointain avenir : gagner d’abord, marcher sur un chemin pavé d’argent, et l’on verra plus tard ; les enfants se débrouilleront ! « Après nous le déluge ! »

Voilà, camarades travailleurs qui aimez le sillon où vous avez vu pour la première fois le mystère de la tigelle de froment perçant la dure motte de terre, voilà quelle destinée l’on vous prépare ! On vous prendra le champ et la récolte, on vous prendra vous-mêmes, on vous attachera à quelque machine de fer, fumante et stridente, et tout enveloppés de la fumée de charbon, vous aurez à balancer vos bras sur un levier dix ou douze mille fois par jour. C’est là ce qu’on appelle l’agriculture. Et ne vous attardez pas alors à faire l’amour quand le cœur vous dira de prendre femme ; ne tournez pas la tête vers la jeune fille qui passe : le contremaître n’entend pas qu’on fraude le travail du patron.

S’il convient à celui-ci de vous permettre le mariage pour créer progéniture, c’est qu’il vous trouvera bien à son gré ; vous aurez cette âme d’esclave qu’il aura voulu façonner ; vous serez assez vil pour qu’il autorise la race d’abjection à se perpétuer. L’avenir qui vous attend est celui de l’ouvrier, de l’ouvrière, de l’enfant d’usine ! Jamais esclavage antique n’a plus méthodiquement pétri et façonné la matière humaine pour la réduire à l’état d’outil. Que reste-t-il d’humain dans l’être hâve, déjeté, scrofuleux qui ne respire jamais d’autre atmosphère que celle des suints, des graisses et des poussières ?

Évitez cette mort à tout prix, camarades. Gardez jalousement votre terre, vous qui en avez un lopin ; elle est votre vie et celle de la femme, des enfants que vous aimez. Associez-vous aux compagnons dont la terre est menacée comme la vôtre par les usiniers, les amateurs de chasse, les prêteurs d’argent ; oubliez toutes vos petites rancunes de voisin à voisin, et groupez-vous en communes où tous les intérêts soient solidaires, où chaque motte de gazon ait tous les communiers pour défenseurs. À cent, à mille, à dix mille, vous serez déjà bien forts contre le seigneur et ses valets ; mais vous ne serez pas encore assez forts contre une armée. Associez-vous donc de commune à commune et que la plus faible dispose de la force de toutes. Bien plus, faites appel à ceux qui n’ont rien, à ces gens déshérités des villes qu’on vous a peut-être appris à haïr, mais qu’il faut aimer parce qu’ils vous aideront à garder la terre et à reconquérir celle qu’on vous a prise. Avec eux, vous attaquerez, vous renverserez les murailles d’enclos ; avec eux, vous fonderez la grande commune des hommes, où l’on travaillera de concert à vivifier le sol, à l’embellir et à vivre heureux, sur cette bonne terre qui nous donne le pain.

Mais si vous ne faites pas cela, tout est perdu. Vous périrez esclaves et mendiants : « Vous avez faim », disait récemment un maire d’Alger à une députation d’humbles sans-travail :

« Vous avez faim ?… eh bien, mangez-vous les uns les autres ! »
Elisée RECLUS